Lorsque, né en 1935, le spectre commun s’approche, il faut à tout homme faire un bilan. A fortiori pour un écrivain. C’est ainsi que Kenzaburô Ôé, prix Nobel 1994, qui annonça en cette occasion ne plus écrire de roman, reprit « la plume-réservoir » pour offrir un volume de plus de mille pages, puis une trilogie, dont le dernier volet, Adieu mon livre !, est le seul traduit en français. On n’a pas oublié sa dénonciation des groupuscules d’extrême droite et du nationalisme dans les nouvelles du Faste des morts, le drame de son fils handicapé dans Une affaire personnelle, des romans tant familiaux, oniriques, que politiques comme Le Jeu du siècle… Mais nous avons ici la chance d’aborder un continent inconnu, sa période tardive. On retrouve en ce testament ces chères obsessions, mais aussi le combat anti-nucléaire (il publia des Notes de Hiroshima), ou le « problème Mishima »…
Kenzaburô Ôé fouille son passé, son argumentaire politique et son esthétique romanesque, au travers d’une mise en scène : un romancier d’âge vénérable renoue avec un ami d’enfance pour, en sa calme résidence, échanger des vues sur le monde comme il ne va plus, peut-être promis à la destruction : « la disparition de la terre ou la fin du nucléaire » ? Avec des invités, dont un architecte, le roman autobiographique, cette « montagne de signes annonciateurs », devient dialogue philosophique. Ils commentent des écrivains fondamentaux : Dostoïevski, Céline et surtout T.S. Eliot, le poète de La Terre vaine, dont les vers se révèlent être le pessimiste fil symbolique du récit, à la rencontre de l’« art de détruire ». Journal de lectures, « projet vidéo », récits emboîtés, remise en question de ses procédés d’écriture, immense veillée pré-funèbre, ce roman est un monument impressionnant, et pourtant fragile devant la mort inéluctable.
Thierry Guinhut
Adieu mon livre ! de Kenzaburô Oé
Traduit du japonais par J.-J. Tschudin et S. Fukui-Tschudin,
Philippe Picquier, 476 p., 23 € ;
Domaine étranger Dernier testament
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Thierry Guinhut
Un livre
Dernier testament
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°147
, octobre 2013.