0. (Journal de lecture du roman de F. Fulmerford, Les 36 Stratagèmes1. Samuel Tubal, ci-devant protagoniste, collectionne les stratagèmes, anciens ou modernes, comme s’il voulait en faire un herbier ; il s’efforce aussi de les appliquer. Il habite Annuitants Castle Street et travaille dans une banque d’investissement où il croyait avoir été embauché par erreur.)
1. À partir de la page 145 du roman de F. Fulmerford, son personnage principal S. Tubal secrète une intuition, d’abord impression vague, puis hypothèse absurde, et plus tard certitude inquiétante (ulcer-making certainty) : un usurpateur tel que lui dans les bureaux d’une banque d’investissement est en vérité l’élément perturbateur2 nécessaire à la bonne santé de l’entreprise. Il le fallait, lui, Tubal, son crâne chauve, son air de pachyderme londonien, pour ajouter cette part de doute sans quoi la finance ne serait pas aussi amusante – autrement dit, son incongruité est le fruit d’une réflexion.
2. Il fallait voir, en somme, la présence de l’usurpateur Tubal au sein de la Sedgemoor Strategy (des millions de dollars échangés de Tokyo à New York en une minute – pendant la même minute, dans le métro, d’autres opérateurs s’échangent des millions de microbes) comme la combinaison d’un grand nombre de stratagèmes. Et parmi ces stratagèmes (pêle-mêle), le classique « Toute campagne guerrière doit être réglée sur le semblant » de Sun Tzu, le « Laisser filer pour mieux saisir », du livre des 36 Stratagème chinois, le « Veiller au bon succès des affaires » de Baltasar Gracián, et enfin le plus laconique et plus cru « Tricher », de Polyen3.
3. Dans le Livre des Ruses (la stratégie politique des Arabes), composé au 15e siècle, se trouve l’exemple du susceptible Al-Mou’tadid : pour se venger d’un importun, il ordonne qu’on lui bouche toutes les ouvertures avant de le laisser au soleil. « Les choses étant ce qu’elles sont4 », le brave homme se met à gonfler « jusqu’à ce que la calotte de son crâne se détache et qu’il éclate de toute part ». Face à l’abondance des stratagèmes, il arrive que Samuel Tubal envie une telle simplicité – elle n’interdit d’ailleurs pas un certain sens du spectacle : ce qu’on appelle le panache.
4. F. Fulmerford propose à son lecteur un épisode mélancolique, pages 152 et suivantes de son livre (mélancolie sans rapport avec cette histoire de calotte crânienne) : triste à sa manière clownesque, Samuel Tubal se demande pourquoi il ne reçoit pas de reconnaissance à la mesure de son talent. Lui et Fulmerford mettent au point le raisonnement suivant : si le rendement d’une opération financière est proportionnel au risque, et si le risque dépend de l’incertitude, un individu Tubal facteur de grande incertitude est aussi une garantie de grands profits, on devrait le couronner pour ça. Le raisonnement est simple, comme la justice d’Al-Mou’tadid, il est un peu boiteux, mais l’essentiel est que Tubal y croit – ainsi que la banque qui l’embauche.
5. (Il n’y a pas longtemps, un opérateur automate de chez Goldman Sachs, « utilisé en interne pour valoriser des produits dérivés » a, je cite, « malencontreusement envoyé des ordres qui n’auraient jamais dû être validés ». Une petite erreur qui a fait la joie d’autres automates, quelque part dans le monde, heureux d’acheter 1 dollar ce qui, en vérité, valait 35 fois plus5.)
6. Aucune reconnaissance, en dehors de quelques bonus bien en dessous de ses mérites6 – en plus de ça, Tubal doit affronter les sarcasmes de son collègue Basil Monmouth, personnage de jeune homme beaucoup moins ridicule, séduisant et rentable. Page 160, le lecteur croit comprendre que S. Tubal, d’ordinaire stoïque, fond en sanglots ; à y regarder de plus près, il semble qu’il mouche un rhume récurrent, un rhume de Noël. Mais il peut s’agir aussi d’un stratagème consistant à faire passer l’un pour l’autre : il est arrivé à Charlie Chaplin de filmer, de dos, les sanglots du mari abandonné avant de révéler, de face, la joie du nouveau célibataire préparant son cocktail au shaker.
7. Mieux vaut ne pas rester sur une note chagrine : Fulmerford, comme Shakespeare, aime alterner tension tragique et soulagement farcesque. En guise de soulagement, il suffirait au romancier d’apporter une bonne nouvelle à ses personnages : par exemple l’augmentation de 20% du salaire des cadres des sociétés de courtage britanniques pour compenser le plafonnement de leurs bonus7.
7 bis. Toujours pour rire à l’approche des fêtes, Tubal lit à voix haute un article de la revue Science : on y démontre comment la pauvreté empêche les pauvres de penser8.
Pierre Senges
1 The Thirty-six Stratagems, F. Fulmerford, Londres, 2011.
2 Voir Alan Smithee et Albert Bolduc, Comment écrire un scénario, Paris 2008.
3 Contrairement à l’anonyme chinois des 36 Stratagèmes (« La cigale d’or fait sa mue »), Polyen ne se donne pas la peine de faire des métaphores : parmi ses stratagèmes, on trouve Piéger, Trahir, Tromper, Noyauter, Se Parjurer et Savoir Communiquer.
4 Ch. De Gaulle, Allocution prononcée à l’Assemblée Fédérale du Mali, 13 décembre 1959.
5 Ça reste à vérifier.
6 Selon Douglas Flint, président de hsbc, on ne devrait pas prendre à la légère les problèmes des riches, car ils sont aussi des problèmes.
7 Chiffres fournis par la société de recrutement et de conseil en rémunération Robert Half.
8 Anandi Mani, Sendhil Mullainathan, Eldar Shafir and Jiaying Zhao, Poverty Impedes Cognitive Function, Science, 2013
Stratagèmes Dollars, semblant, Al-Mou’tadid, Charlie Chaplin, pauvres
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
| par
Pierre Senges
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Dollars, semblant, Al-Mou’tadid, Charlie Chaplin, pauvres
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Pierre Senges
Le Matricule des Anges n°148
, novembre 2013.