Alors que Walter Benjamin vient de faire parvenir, depuis Paris où il est exilé, des travaux destinés à l’Institut de recherche sociale (dirigé par Adorno et Horkheimer), visant à éclaircir le projet du Livre des passages, Horkheimer s’enthousiasme pour une section mettant en lumière les liens entre le matérialisme et Baudelaire. « Je vous saurais infiniment gré si vous pouviez vraiment vous décider à écrire toutes affaires cessantes ce chapitre de votre livre. » Malgré les difficultés matérielles, Benjamin se met à la tâche, relevant les liens multiples entre les tableaux baudelairiens, leur pouvoir allégorique, et la catastrophe qui va définitivement brouiller les repères entre l’homme et sa marchandisation. Voire celle de l’Europe à venir.
Il faut ici comprendre dans quel contexte Benjamin travaille. Depuis 1923, sa situation financière s’est nettement dégradée : il continue néanmoins d’arrache-pied à publier des essais (sur Les Affinités électives de Goethe et Les Employés de Kracauer, notamment) ainsi que des traductions de Balzac, Proust et Saint-John Perse. Son habilitation de professeur refusée (1925), il renonce alors à toute carrière universitaire. Si contradictoire que cela puisse paraître, la chronologie de sa vie jusqu’à son exil (deux mois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler) est d’une densité remarquable. Son arrivée à Paris en mars 1933, alors qu’il a à peine 40 ans, marque un tournant décisif. Entre la difficulté à continuer à publier en Allemagne (y compris sous pseudonyme), la dispersion de sa bibliothèque, le changement continuel d’adresses parisiennes (d’hôtels en chambres de bonne), il se réfugie quotidiennement à la Bibliothèque Nationale dans l’idée de rassembler les matériaux de son projet du Livre des passages, « Paris, capitale du XIXe siècle », dont le Baudelaire sera d’abord une partie, puis finalement un livre pensé véritablement comme une critique de l’histoire.
Le « courage du poète » qu’il envisage ici comme le moment d’une redéfinition de la poésie moderne (analysé dès 1914 dans son essai sur Hölderlin) est donc, et très précocement, perçu par la figure de Baudelaire. Mais il est aussi celui de sa tâche critique comme méthode d’approche de la « teneur » de vérité d’une époque. Il s’agit pour Benjamin de suivre pas à pas ce qui transforme l’homme moderne, désormais exposé aux flux anonymes des foules et de la grande ville, abandonné ou conditionné par ses boulevards et ses passages, de sa fétichisation comme marchandise à son isolement comme simple rebu. Il faut imaginer quels chocs Benjamin, infatigable flâneur, véritable arpenteur d’espaces urbains, du simple village d’Italie à Moscou ou Barcelone, a-t-il pu vivre à travers ce Paris (qu’il découvre en 1912) du début du siècle ; ces « choses vues » à travers lesquelles Benjamin plonge comme en une sorte de kaléidoscope que les surréalistes avaient déjà pressenti. Il faut le voir s’étonner de ces micro-espaces que sont les passages parisiens,...
Événement & Grand Fonds Histoire d’une survivance
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
| par
Emmanuel Laugier
Un livre