Oserait-on pasticher Gide : « Il y a la réalité et il y a les cauchemars ; et puis il y a une seconde réalité » ? Face à l’indescriptible – la Shoah, les autres génocides du XXe siècle, ou l’inacceptable souffrance d’un enfant qui révoltait déjà Ivan Karamazov – témoigner, pensent certains, ne saurait suffire. Le recours à l’imaginaire, les armes de la fiction offriraient un meilleur accès à ces expériences extrêmes de l’humain et de l’inhumain. C’était la conviction d’Anna Langfus : dans les trois romans que sa courte existence lui permit d’écrire, elle élabore cette « seconde réalité » et nous plonge dans les cauchemars que l’Histoire invente sans cesse.
C’est à une enquête d’une grande précision et forte également d’une attention empathique que se livre Jean-Yves Potel. Spécialiste de longue date de la Pologne (pensons par exemple à ses Scènes de grève qui relatent l’épopée politique de Solidarnosc), il est parti sur les traces discrètes, voire effacées, d’Anna Langfus et parvient en particulier à rendre compte sans parti pris de la difficile question que représentent – à l’intérieur de la tragédie plus vaste – les rapports entre les Juifs et les Polonais. Anna Szternfinkiel naît en effet à Lublin en 1920, dans une famille bourgeoise et assimilée qui prend part à la remarquable effervescence intellectuelle et politique de ces années (le Bund, le sionisme, la littérature en polonais ou en yiddish…) – et cela malgré l’antisémitisme quasi officialisé du régime de Pilsudski et la menace toujours plus angoissante du voisin hitlérien. En 1938, après avoir obtenu le baccalauréat et s’être mariée avec Jakub Rajs, jeune Juif de son âge et de son milieu (Potel explique fort bien ces habitudes d’endogamie), elle part avec lui en Belgique commencer des études d’ingénieur. Ils retournent malheureusement l’été suivant en Pologne – où la guerre les piège. Viennent alors les étapes prévisibles – pour nous et a posteriori – que sont l’enfermement dans le ghetto créé à Lublin, les premiers massacres et convois, la fuite pour Varsovie, le séjour dans le ghetto (où sa mère meurt, sans doute brûlée vive), sa participation à la Résistance polonaise, son emprisonnement aux mains de la Gestapo (et sans doute la torture et le viol), avant que l’Armée rouge ne vienne la libérer. Le retour à Lublin lui prouve, si elle avait encore quelques illusions, que les survivants n’ont plus leur place dans cette Pologne-là (Potel rappelle que le pogrom de Kielce, en juillet 1946, s’il fut le plus célèbre, ne fut pas unique). Jakub Rajs a été fusillé le 27 décembre 1944 ; Anna se remarie avec Aron Langfus, qui lui aussi a été résistant et est parvenu à survivre. Ils décident rapidement de partir tous deux pour la France. C’est alors qu’elle prend véritablement la décision d’écrire (ses essais de jeunesse furent bien plus rares qu’elle ne le déclara parfois par la suite) et cela dans cette langue française dont elle avait déjà acquis une certaine maîtrise dès le lycée et plus encore durant l’année passée en Belgique. C’est au théâtre qu’elle consacre d’abord ses efforts – n’obtenant qu’un certain succès d’estime – avant de songer au roman : Le Sel et le Soufre en 1960 est unanimement salué, Les Bagages de sable obtient en 1962 le prix Goncourt et le succès public qui l’accompagne, Saute Barbara, en 1965, décontenance davantage. Usée par la maladie, épuisée par les séquelles de ce que la guerre lui fit subir, elle meurt peu après, en 1966. L’oubli peu à peu s’installe…
Jean-Yves Potel analyse attentivement à quel travail de recréation et de reconstruction Anna Langfus s’est livrée pour parvenir à trouver une voie et une voix particulièrement originales : « Le style de l’auteur, déclare-t-il d’emblée, une sorte de réalisme poétique sans emphase, cru, souvent ironique, ses audaces ou son humour noir me ravissaient ». Il serait en effet bien plus juste de rapprocher ces romans, ici étudiés avec soin – les ellipses, les travestissements symboliques, les infléchissements presque fantasmatiques y jouent leur rôle – des œuvres de Rawicz ou d’Hilsenrath, que de celles, alors contemporaines, de Cayrol ou Schwarz-Bart. C’est donc à une redécouverte que Potel nous engage, à faire, guidés par elle, l’expérience éprouvante de cet univers que décrit parfaitement le verset du Deutéronome : « Soufre et sel, toute la terre est un brasier. »
Thierry Cecille
Les Disparitions d’Anna Langfus
Jean-Yves Potel
Éditions Noir sur Blanc, 313 pages, 21 €
Histoire littéraire La seconde réalité
février 2014 | Le Matricule des Anges n°150
| par
Thierry Cecille
Rescapée, Anna Langfus fit le choix du roman pour décrire l’extermination des Juifs ; célèbre dans les années 60, elle fut pourtant oubliée. Jean-Yves Potel la ressuscite avec talent.
Un livre
La seconde réalité
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°150
, février 2014.