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Intemporels Morts à crédit

février 2014 | Le Matricule des Anges n°150 | par Didier Garcia

Le Suédois Torgny Lindgren (né en 1938) donne la parole à un enfant pour raconter le drame d’une famille. Et trouver un coupable.

Le Chemin du serpent

Que faire quand un glissement de terrain engloutit non seulement votre maison, non seulement plusieurs membres de votre famille, mais aussi la personne que vous haïssiez le plus au monde et que vous projetiez de tuer de sang-froid ? Dans cette Suède de la deuxième moitié du XIXe siècle, archaïque et volontiers obscurantiste, inutile d’attendre que le gouvernement classe l’événement en catastrophe naturelle et qu’une compagnie d’assurance vous verse des indemnités. Mieux vaut encore tenter de comprendre. Le plus sage alors, si d’aventure vous êtes croyant, est peut-être de vous tourner vers Dieu. Et de lui demander des comptes.
C’est la voie que choisit Jani quand il entreprend de raconter ce qu’il s’est réellement passé ce jour-là, lui qui est le seul rescapé de ce terrible coup du sort. Mais pour mener à bien son récit, fait de phrases prosaïques et de références bibliques, il se doit de tout reprendre au début. Autrement dit trois générations auparavant.
Commence alors une déchirante confession. Dans la famille de Jani, et ce bien avant sa naissance, on a toujours vécu à crédit, achetant aux plus riches de quoi subvenir aux besoins les plus essentiels. À la mort du premier créancier, qui se contentait d’encaisser les remboursements, ses successeurs se montrent plus exigeants, se faisant payer en nature ce qu’ils ne peuvent obtenir en argent. Exercé au début de chaque année nouvelle, le droit de cuissage devient une règle. Et la seule monnaie possible. Pour les yeux de Jani, alors enfant, s’acquitter d’une dette revient à peu près à cela : « il venait trouver maman et quand il partait nos dettes étaient effacées ».
Le lecteur est forcément écœuré par la cruauté de l’adulte qui s’exerce devant autant d’innocence.
Peu à peu, la fatalité s’accomplit, et les enfants s’accumulent. Faut-il préciser que les créanciers s’empressent de les déclarer de père inconnu ? Pour la mère de Jani, ce sont de nouvelles bouches à nourrir, donc de nouvelles dettes à contracter. Tout est fait, semble-t-il, pour que cette famille se retrouve pieds et poings liés, incapable de vivre autrement qu’à crédit, et de rembourser autrement qu’en payant de son corps.
Comme s’il fallait rendre la situation encore plus douloureuse, le sort s’acharne sur ces déshérités. Quand Jani est enfin en âge de travailler, il n’est pas rare qu’il se blesse, ce qui prive la famille de ses modestes ressources. Et quand l’hiver se fait rude, quand des mains en apparence charitables leur apportent un morceau de lard, des pommes de terre, de la farine et du sucre, à chaque fois la même histoire se répète : « on devait disparaître un instant, et maman payait les dettes. »
Nous pourrions alors croire que la famille a touché le fond. Eh bien non. Le pire est encore à venir. Dans le scabreux. Dans l’abject. Là où personne n’oserait s’aventurer si Lindgren ne nous y contraignait.
Durant tout son récit, il y a une question qui revient. Toujours la même, et à intervalle plus ou moins régulier : « Seigneur, vers qui nous tourner ? » Et le fait que l’intéressé ne réponde pas n’arrange rien : « à partir de ce jour-là, Seigneur, pour moi, tu es devenu absolument incompréhensible ». Son silence ne fait que susciter de nouvelles questions : « Seigneur, quelle était ton intention quand tu as inventé le crédit ? »Tout cela est aussi incompréhensible que les mouvements effectués par un serpent sur un rocher (dans Souvenirs, publié chez Actes Sud en 2013, Lindgren s’explique sur l’origine de ce titre).
Le romancier suédois nous présente une vision très manichéenne de la société suédoise de l’époque dans ces « régions sauvages »  : d’un côté les riches (qui sont forcément mauvais), de l’autre les miséreux, qui sont nécessairement crédules, et qui supportent tout sans se révolter. Les déterminismes géographique et social ont raison de tout. Ce sont eux qui vous bâtissent une vie.
Il n’empêche que son récit est poignant. Et d’une beauté troublante, parce qu’elle met mal à l’aise : avons-nous le droit de trouver beau un roman mettant en scène une telle horreur ?
On s’en doute, l’empathie fonctionne ici à merveille. Nous attendons que Jani en finisse avec leur bourreau. Et nous regrettons presque que ce soit la nature, ou bien Dieu selon Jani, qui se charge d’effectuer la sale besogne. Pour le laisser vengé, certes, mais aussi orphelin et sans toit, dans une nudité qui rappelle celle de Job dans la Bible.
Quel sens donner à cette tragédie familiale, dont on peut craindre qu’elle ait eu dans la réalité de multiples avatars ? Qui est le vrai coupable ? Dieu ? Il ne répond pas. Ceux qui exploitent ? Ceux qui se laissent exploiter, comme le dénonçait déjà au XVIe siècle Étienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire  ? Impossible de trancher.


Didier Garcia


Le Chemin du serpent
Torgny Lindgren
Traduit du suédois par Élisabeth Backlund
Actes Sud, « Les inépuisables », 144 pages, 16

Morts à crédit Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°150 , février 2014.
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