Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire
Bienvenue au Danemark, sacré de nouveau « pays le plus heureux du monde » par le World Happiness Report 2013 des Nations Unies. Bienvenue dans la ville universitaire d’Aarhus, là même où Tabish Khair, né en Inde en 1966, vit et enseigne aujourd’hui. Dans ce troisième roman que publient les Éditions du Sonneur, bienvenue dans un monde parfait : niveau de vie élevé, générosité de l’État-providence, système éducatif performant… Un royaume sans conflits : le pays du consensus, « fonctionnel (…) et sans caractère », « raisonnable » au point que ses forêts, aux arbres parfaitement alignés, sont « remarquablement bien élevées ». Ce serait oublier que ce pays possède le parti d’extrême droite le plus xénophobe et le plus islamophobe de l’Union européenne.
Bienvenue à Aarhus donc, au moment où, en 2005, le Jyllands Posten publie les douze caricatures de Mahomet, provoquant les réactions internationales que l’on sait. Et bienvenue chez Karim, un chauffeur de taxi qui propose une colocation dans son petit appartement à Ravi, un brillant, fortuné et bel Indien, et au narrateur, un professeur pakistanais divorcé – on laissera au lecteur le plaisir de découvrir pourquoi… Comment ces deux esprits libres, qui s’invectivent à coup de « bâtard » ou d’« espèce de nègre ignorant », cohabitent avec leur très prude logeur. Comment la curiosité intellectuelle de Ravi le pousse à assister aux réunions coraniques que Karim organise tous les vendredis, pour en découvrir la dimension proprement politique et les vertus révolutionnaires… Comment le narrateur, « musulman qui mangeait du porc et buvait du vin » et pour qui le Coran n’est qu’« un ouvrage rédigé dans un obscur dialecte arabe que plus personne ne parlait », devine bientôt en son barbu de propriétaire le meneur potentiel d’une cellule terroriste…
Dans Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire, il est donc (vaguement) question d’islamisme radical, et tout aussi vaguement de ladite position amoureuse, accessoirement pratiquée autour de discussions concomitantes sur « la dernière querelle survenue entre les résidents de (l)a copropriété à propos du ramassage des poubelles », juste avant l’orgasme… De l’un à l’autre, le projet de vivre des aventures comme autant de « révolutions culturelles », de se libérer des préjugés raciaux et religieux par le sexe et, surtout, de trouver la perle rare dans ce pays, « le seul (…) de l’hémisphère ouest où quatre-vingts pour cent des femmes craignaient encore de sortir avec un homme de couleur, et où toutes les autres, à l’exception d’un pour cent, ne cherchaient à sortir, si possible, qu’avec des hommes de couleur ».
Ravi et le narrateur écument donc les sites de rencontres électroniques en quête de ce 1 % improbable : leur saint Graal, qui leur permettrait d’échapper aux déterminations de l’origine, de la culture, de la couleur de peau, et les affirmerait enfin, tout simplement, dans leur vérité d’être humain. Entre deux rendez-vous, l’un prépare ses cours sur le « Vieux Cheikh Spire », l’autre écrit une thèse sur « les liens entre le fascisme et le concept d’ordre en Europe du Nord », avant de tomber miraculeusement amoureux d’une beauté blonde parfaite. Parfaite ? À l’image du Danemark, le visage lisse de la sublime et prévisible Lena a « expulsé les rêves ».
Mais Comment lutter… est encore beaucoup d’autres choses : un roman postmoderne – si ce terme a encore un sens aujour-d’hui ? Qui se revendique d’une histoire – littéraire, humaine et coloniale – par la référence explicite au premier roman de Dany Laferrière (à qui Khair dédie son texte), Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? et la présence de personnages empêtrés dans leurs préjugés et ceux des autres. Qui joue avec le lecteur et les codes narratifs (« quoi qu’il en soit, ce n’est pas un roman que j’écris ») en dénouant les ficelles de la construction romanesque – sous couvert des vieux conseils, la plupart du temps non suivis !, d’une « petite amie titulaire d’une maîtrise de création littéraire ». Qui mêle avec légèreté questions politiques et trajectoires sentimentales sans jamais céder à la tentation des grands discours. Qui fabrique de toutes pièces une tension dramatique au dénouement plutôt… falot.
Histoires d’amour, d’amitiés et de foi, cheminement des multitudes : le contraste avec les beautés léchées du Danemark rend d’autant plus manifestes les disparités sous les apparences, forcément trompeuses. Tout le talent de Khair réside justement en cette capacité à faire imploser les catégories – façon d’affirmer la liberté individuelle au regard de toute appartenance collective et de révéler avec finesse et vivacité l’éclatement des êtres, leur résistance aux a priori et leurs diverses propensions au bonheur.
Valérie Nigdélian-Fabre
Comment lutter contre le terrorisme
islamiste
dans la position du missionnaire
Tabish Khair
Traduit de l’anglais (Inde) par Antonia Breteuil
Éditions du Sonneur, 296 pages, 20 €