Amant sans adresse : Correspondance 1942-1992
Le grand Canetti, modèle de l’humanisme viennois et européen aurait donc tissé tant de liaisons extraconjugales ? Ce qu’au-delà de son mariage avec Veza ne révèlent pas les volumes de son autobiographie, de La Langue sauvée à Jeux de regards, qui courent de 1905 à 1937, sans compter Les Années anglaises, plus négligeables et vipérines. C’est en 1941, en Angleterre, que les exilés échappés de la tyrannie nazie se rencontrent : il vient de publier son roman Auto-da-fé, elle est peintre et admirative de sa culture, de son talent ; leur relation restera, il y insiste, clandestine, sans que son œuvre en porte trace.
Ne lisons pas en censeur cette Correspondance inédite, mais en respectant les sentiments passionnés de la femme et ceux plus secs de l’homme, même s’il loue son talent pictural. Car Canetti ne se montre pas sous son meilleur jour. Combien de fois retentissent les mots « argent » ou « colère »… On a beau être un magnifique écrivain, on n’en a pas moins un caractère difficile et l’ambition de faire connaître une œuvre à laquelle doit se dévouer Marie-Louise, cœur, corps, propagande et porte-monnaie… Sa vanité est parfois insupportable : « tu as affaire à l’œuvre d’un des plus grands esprits qui aient jamais vécu ». Sans compter qu’il ne s’empêche pas d’être jaloux, quoiqu’il ait d’autres maîtresses, dont la romancière Iris Murdoch. Rarement, il prend conscience de sa virulence. L’auteur du pertinent essai Masse et puissance pesa sur sa correspondante de toute sa masse, jusqu’à ce que le prix Nobel en 1981 confirme sa puissance, en lui permettant de lui reverser une partie de la dotation…
S’agit-il d’un document indispensable ? Pour qui fit profession d’autobiographe, certes. Il y a parfois chez le lecteur curieux de connaître les plis d’une personnalité, les jalons d’une carrière, l’impression de coller un œil indiscret derrière le trou de serrure qu’est ce volume aux cinq décennies.
Thierry Guinhut
Amant sans adresse
Correspondance 1942-1992
Elias Canetti, Marie-Louise Motesiczky
Traduit de l’allemand par Nicole Taubes
Albin Michel, 480 pages, 25 €