Unité de lieu : un « bouic », bordel sur deux étages, avec, croit-on deviner, des chambres réduites à l’essentiel, lits aux draps tachés, toilettes où s’accumule le « chié » qui déborde, attirant les mouches affriolées, couloirs où patientent les futurs clients et que traversent rats et cafards, en bas, le trottoir et la façade devant laquelle a lieu la « montre » des corps morcelés et ouverts, aux alentours un quartier relégué d’une métropole, où travaillent en des chantiers indéfinis des ouvriers aux odeurs fortes et où des éboueurs ramassent ordures et animaux crevés avec leur « camion de carcasses ». Unité de temps : sans doute une journée, de l’aube à minuit, à la durée infinie, comme si chaque minute, chaque événement ne cessait de se répéter en d’infimes variations. Quant à l’action…
Guyotat a eu l’élégante gentillesse de résumer, pour la quatrième de couverture, des épisodes que, sans son aide, nous aurions eu bien du mal à repérer et inscrire dans une sorte de chronologie. L’essentiel est pourtant bien – cela, nous l’avions compris – la succession de clients que se partagent les deux « putains » – attention, le terme est masculin – qui font marcher le commerce, le père, déjà un peu usé, avec son « moignon » et sa « raie que des crins s’y décollent », et le fils plus appétissant, sa « moule » accueillante ne l’empêchant pas d’offrir à ceux qui s’en délectent un « vié » protubérant, son « mandrin » énergique. Un patron veille sur les lieux et s’octroie, selon l’impulsion du moment, « la brune le père ou la blonde le fils » – ou une femelle recluse et comme secrète, obscur objet du désir. En effet, « la femelle est le but sexuel mais il faut passer par l’un des mâles, le tarif comprend les deux prises » précise le résumé-mode d’emploi, vade-mecum de cet univers aux règles et rites bien établis.
Guyotat s’explique également : « J’ai écrit ce texte, de langue aisée, d’une seule traite et toutes affaires cessantes, comme exercice de détente dans le cours d’une œuvre plus longue ». Il ne fait pas de doute qu’une jubilation d’écriture se fait ici sentir, un élan et un allant, un emportement qui se manifeste par une invention verbale souvent étonnante, des néologismes et des images fortes, un argot comme personnel, réinventé (avec ses jurons comme le superbe « Foutrechatte ! »). La syntaxe elle-même est bousculée, la ponctuation s’emballe à son tour. Les voix – puisque le livre tout entier est une succession de « jactances » jaculatoires dont on ne devine pas toujours le locuteur – s’entremêlent, avec pour certaines leur inflexion propre : l’une plus violente, l’autre presque sentimentale. Nul doute également que Guyotat – il raconte dans d’autres textes comment l’écriture s‘apparente à une pratique sexuelle – s’est offert, avec ces pages, une décharge permanente, fantasmatique et spermatique peut-être. Ces scènes sont en effet les figures – au sens chorégraphique ou graphique, mais aussi mécanique – multiformes, kaléidoscopiques, du désir et du plaisir. Mais il n’est pas certain que le lecteur suive l’écrivain dans ces tours et détours, il est probable que d’aucuns auront le sentiment d’être livrés à quelque forme de torture plutôt qu’à un « exercice de détente ». La claustrophobie nous guette, le ressassement nous essouffle – et nous taraude l’interrogation, plus profonde (mais on pourrait, a contrario, voir là la richesse d’une telle œuvre) : que nous disent, de ce que nous sommes, ces « joyeux animaux de la misère » ? De quel désespoir leur jouissance est-elle la contrepartie ou la parodie ? Ces sexes forcenés dans ces orifices sans cesse ouverts, forcés, déchirés, saignants, ces flux et ces flots – quel vide tentent-ils de combler ? Sommes-nous de tels « moussous », de tels « putains » – ou pouvons-nous échapper à « l’abattage » ?
Thierry Cecille
Joyeux animaux de la misère
Pierre Guyotat
Gallimard, 412 pages, 21,50 €
Domaine français Ruts et déroutes
mai 2014 | Le Matricule des Anges n°153
| par
Thierry Cecille
Uchronie rabelaisienne ou cauchemar sadien ? Guyotat invente un monde où les corps délirent de désirer – libre au lecteur de s’y aventurer.
Un livre
Ruts et déroutes
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°153
, mai 2014.