Méconnue de son vivant, Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848) est l’auteur d’une œuvre conçue à l’écart des milieux littéraires de son époque. Issue d’une famille de la noblesse westphalienne, cette contemporaine d’Heinrich Heine, redécouverte et admirée par Gottfried Benn, Walter Benjamin ou encore Paul Celan, est désormais considérée comme une figure majeure de la poésie de langue allemande.
Bien qu’elle soit imprégnée de romantisme, sa poésie se révèle d’une extrême modernité : tout est contemplation, et par le biais d’une subjectivation qui instaure un dialogue avec le lecteur, tout concourt au poème. Ces Tableaux de la lande auxquels s’ajoutent ici d’autres poèmes à la tonalité religieuse, s’avèrent d’une singulière beauté. Les paysages de désolation et de solitude apparaissent comme les lieux de prédilection de chacune de ces fantasmagories riches d’images et de visions. La narration n’est pas absente de ces « tableaux ». Le moment décisif où l’affect du narrateur balance entre conscient et inconscient, favorise entre veille et sommeil, la remémoration ou le récit visionnaire. Dans la mousse retrace en quelques vers le parcours de toute existence humaine : « Des souvenirs surgissaient de souvenirs, / les jeux d’enfants, les premières années (…) / Jusqu’à ce qu’enfin s’imposât le présent- / Vague se dressant comme sur la rive. » L’évocation de l’irréversibilité du temps ne manque pas d’accents baudelairiens : « Et je vis sur ma joue sillonnée de rides / couler lentement la larme stérile. » La rêverie éveillée dénote une obsession pour l’obscur, les jeux d’ombres, les lumières crépusculaires, les rougeoiements solaires. Dans La nuit d’insomnie, les métaphores s’enchaînent : « La gondole argentée de la nuit », puis « l’écu argenté de la lune ». Et pour conclure le poème : « Et comme un glacier le pays des rêves / Se perd dans l’incendie de l’horizon. »
Pour Annette von Droste-Hülshoff, tout part du paysage, de son observation, mais aussi du désir de dire. Les sens sont mis en éveil. L’écoute et le regard se rejoignent. Ainsi : « De l’air j’écoutais en rêvant les arpèges. » Ou encore : « J’écoute en rêvant dans la faille / Virevolter les mouches noires. » Cette acuité s’applique à une exploration du monde psychique dont la porte d’entrée est le sommeil : « Ô dormir, je voudrais dormir / Jusqu’à la fin de mes jours. » Dès lors, le souci de soi se fait aussi précis et terrible que l’attention portée aux sombres paysages de la lande. Annette Droste von Hülshoff nous dit à quel point vie et poésie sont intimement liées. Les métaphores servent un fort symbolisme où les contraires se rejoignent. La chasse nous plonge ainsi au cœur d’une scène de mise à mort : à l’instar du chasseur à l’affût, le poète en quête de ce qui donnera matière et forme à son intériorité, s’acharne sur sa proie. L’acte poétique n’est pas sans ambivalence.
Emmanuelle Rodrigues
Tableaux de la lande et autres poèmes
Annette von Droste-Hülshoff
Traduit de l’allemand par Patrick Suter et Bernard Böschenstein
La Dogana, 240 pages, 22 €
Poésie Profession de foi
mai 2014 | Le Matricule des Anges n°153
| par
Emmanuelle Rodrigues
Un livre
Profession de foi
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°153
, mai 2014.