Nous voici donc dans le Llano, cette région de plaines du Mexique où il ne fait pas bon vivre, parce qu’il n’y pleut jamais, et que « les mots grillent dans la bouche, se racornissent, là, sur la langue, et finissent par vous étouffer ». Pour la plupart des personnages qui vont jouer leur rôle de marionnette sous vos yeux, et à leur manière tenter d’y survivre, c’est « l’endroit où la tristesse a fait son nid », où il y a le vent pour vous empêcher de dormir, et où le temps n’en finit pas de passer. Vous y entendrez des chiens aboyer, à priori sans raison, et vous y verrez des hommes marcher, péons écrasés par la chaleur, courbant le dos sans se dire grand-chose. Tous ces hommes ont en commun une pauvreté qu’un rien peut encore aggraver, comme les crues d’une rivière (vous ignorerez laquelle, mais l’essentiel n’est pas là), capables en quelques heures de leur arracher le peu de richesse qu’ils avaient (à l’un une vache, à l’autre un tamarinier). D’une pauvreté qui incite les femmes à monnayer leurs charmes et les hommes à se laisser tenter par l’immigration clandestine (au risque de se faire canarder en traversant le fleuve à la nage à Paso del Norte ou de découvrir au retour que leur compagne ne les a pas attendus). Et pour les chanceux qui n’ont pas encore tout perdu, ils peuvent toujours compter sur la guerre civile, cette « guerre des cristeros » qui a agité la région dans le premier quart du XXe siècle, opposant les révolutionnaires aux troupes du gouvernement.
Vous y découvrirez une société à la fois crédule et grégaire, sur laquelle pèse le poids des croyances et des superstitions, littéralement gangrenée par les rivalités entre villages voisins. Une société à l’intérieur de laquelle nul n’hésite à tuer, pour peu que les circonstances le réclament. Et dans « ce cuir de vache racorni » qu’est le Llano, les circonstances ne manquent pas. Il se trouve toujours un regard pour vous pourrir l’existence (« Il lui est venu un regard à moitié rêveur qui vous agaçait en se plantant en vous comme un clou qu’on avait bien du mal à retirer »), une famille qui gêne la communauté villageoise, un patron qui agace (par le seul fait d’être un patron), quand ce n’est pas un règlement de comptes que l’on prépare en secret, puisque dans cette région inhospitalière le pardon est impossible et qu’il est préférable de se faire justice soi-même (la vengeance familiale soulage plus promptement que la loi). Et ce d’autant que les pulsions peuvent être très violentes : un berger ayant vu un fugitif tenter de traverser une rivière pour échapper à ses poursuivants avoue qu’il l’aurait « écrabouillé à coups de pierre sans un remords » ou « réduit en bouillie à coups de bâton » s’il avait su quels crimes il avait commis.
Ces dix-sept textes réunis en recueil après avoir été publiés séparément en revue (le volume parut pour la première fois en 1953) ne sont pas des nouvelles : pour la majorité d’entre eux, ils ne racontent rien. Ce sont des proses, des descriptions. L’évocation d’un moment. Et quand il y a une façon d’histoire qui s’ébauche, d’une manière assez débraillée, c’est toujours de l’ordre du fait divers. Elles mettent surtout en scène des tranches de vie, choisies pour leur intensité dramatique, parfois digne des tragédies de Racine, et qui s’articulent autour, sinon d’un meurtre, au moins d’une mort.
Inutile ici de chercher des pages consacrées au bonheur ou à la joie de vivre. Ces pauvres hères, qui rappellent les silhouettes fantomatiques qui traversent les romans de Traven, paraissent devoir porter le poids du monde sur leurs maigres épaules, et les seuls réconforts ne semblent pouvoir provenir que du meurtre ou de la prostitution. Inutile non plus d’attendre de la douceur : c’est toujours particulièrement brutal et violent, dans les mots comme dans les gestes, dans les situations et jusque dans la manière de tuer. Inutile enfin d’espérer dénicher la moindre promesse de paix ou d’espoir. C’est que la sécheresse de la terre a déteint sur le cœur et sur les pensées des hommes. Elle a d’ailleurs aussi fini par déteindre sur les phrases de Rulfo, qui ne sont jamais bien grasses, jamais trop épaisses. Ce qui ne les empêche pas de briller, d’un éclat d’autant plus troublant qu’il tranche singulièrement avec la sévérité du paysage. La beauté du volume réside précisément dans ces phrases, faussement naïves, ou pleines de cette naïveté grâce à laquelle l’écrivain s’autorise à tout dire. Des phrases souvent magnifiques, que vous ramasserez par brassées : « Je sais comment brillaient ses yeux, avant, comme des flaques d’eau éclairées par la lune. Mais ils se sont brusquement éteints, son regard s’est effacé comme si elle l’avait roulé dans la poussière », et qui sont pour le lecteur de petites bouffées d’air pur.
Didier Garcia
Le Llano en flammes
Juan Rulfo
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli
Folio, 240 pages, 7,90 €
Intemporels Hors du temps
mai 2014 | Le Matricule des Anges n°153
| par
Didier Garcia
Dans ce recueil de proses, le Mexicain Juan Rulfo (1918-1986) ausculte les blessures de sa terre au début du siècle dernier.
Un livre
Hors du temps
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°153
, mai 2014.