La Littérature latine inconnue - Tome I : L’Époque républicaine. Tome II : L’Époque impériale
En 1865, Alfred Delvau, polygraphe à tendance bohème et auteur des Cythères Parisiennes, publiait chez l’éditeur Achille Faure un recueil de fictions courtes : Le Fumier d’Ennius. Avec ce titre empreint de modestie, il rendait hommage à un auteur dont l’importance capitale n’a guère échappé aux latinistes. Considéré comme le père de la poésie latine, rien de moins, Ennius est le meilleur représentant d’une catégorie d’auteurs avec lesquels la postérité ne s’est guère montrée juste. Reconnus par leurs contemporains, célébrés pour leurs chefs-d’œuvre et parfois envisagés comme des modèles à copier, leurs proses et poésies, leurs discours, les annales qu’ils rédigèrent furent souvent réutilisés par les littérateurs et orateurs des générations suivantes mais ne nous parvinrent jamais dans leur état initial. Ainsi, l’œuvre d’Ennius ne nous est connue que par les citations qu’en firent Apulée, Cicéron ou Virgile, et pour ce dernier, en de si nombreux cas qu’Horace déclare dans ses Odes que Virgile tirait « des perles du fumier d’Ennius ».
Poète officiel de la République romaine (509-29 av. J.-C.), Ennius disparut en 169 avant Jésus-Christ. En cherchant aujourd’hui une version française des fragments qui subsistent de ses vers, on se trouve dirigé vers une version de 1823. C’est assez dire que le père de la poésie latine n’est pas édité comme il le mériterait. Dès le XIXe siècle, les latinistes européens s’émurent de la situation. Ainsi, en 1903, A. F. Wert constatait que sur les 772 auteurs dont on avait gardé le souvenir, 273 n’étaient que des noms et 352 n’existaient plus que sous forme de fragments. Soit, comme le disait le professeur de littérature latine de l’université de Poitiers Henry Bardon (1910-2003), « une brume de néant, d’où émergeraient, plus ou moins, quelques cimes ». Ainsi de Lucilius, Gallus, Varius, Mécène, Messalla, Asinius Pollion et la cohorte de leurs désormais silencieux confrères sans qui Cicéron et Virgile n’auraient sans doute pas brillé tant.
Entre 1952 et 1956 et au prix d’un énorme travail, Bardon, par ailleurs éditeur pour la « Budé », la collection des classiques latins aux Belles-Lettres, et même d’Agrippa d’Aubigné, donnait dans les deux volumes sensationnels de La Littérature latine inconnue un extraordinaire panorama des lettres latines. Et par le menu puisqu’on découvre qu’Ennius écrivit l’Épicharme, l’Évhémère, des Satires et mêmes des Annales… Bref, c’est à la redécouverte d’une nouvelle bibliothèque d’Alexandrie que nous convoque Henry Bardon dont le riche propos se lit comme une enquête captivante. Sa vaste synthèse « des auteurs que le fatum libri, selon l’expression chère à Nietzsche, a choisi d’enterrer » nous éclaire sur le talent du premier écrivain latin « dont les traits nous soient perceptibles », Appius Claudius Caecus, censeur en -312, sur Naevius, qui créé le genre de la « tragédie prétexte », de Caton l’Ancien qui innove avec la prose d’art, du dialogue qui devient une forme à la mode lorsqu’il s’agit d’attaquer de manière ordurière César comme le font impunément les Curion père et fils, au point d’être parfois considérés comme des agents provocateurs du dictateur…
Du point de vue formel de l’analyse littéraire, les enseignements de cette somme savante sont innombrables, et cela ne lui enlève aucunement son étonnante capacité à exciter la curiosité car la vie des aèdes, des rhéteurs, des tragédiens voire des conspirateurs à calame qu’on nous présente pour ce que l’on en sait est assurément digne d’intérêt. Et notamment parce que leurs attitudes face au pouvoir et face à leurs concurrents ont quelque chose de fort humain qui nous rapproche des créateurs d’aujourd’hui. Songez qu’Ennius avait, parmi d’autres filleuls, un neveu, Pacuvius, auteur de tragédie en vers et de satires, que Lutatius Catulus avait élaboré autour de lui un « cercle littéraire », que Caecina, ami et client de Cicéron avait pris part les armes à la main lors de la guerre civile et se vit exiler en Sicile où il trouva le temps long – au point d’écrire d’insincères Plaintes (Querelae) où il peignait mielleusement un César doux et clément – tandis que l’Espagnol Antonius Julianus, l’ami d’Aulu-Gelle et déclamateur très doué, créait une école de rhétorique. Bien plus tard, au IIIe siècle, la princesse syrienne qu’était la femme de Septime Sévère, Julia Domna, surnommée « Julia la Philosophe » par Philostrate, ouvre elle aussi un cercle littéraire au Palatin.
À côté des juristes Ulpien et Papinien, l’érudit Sérénus Sammonicus y échange des vers avec le poète Gordien – c’est un futur empereur – tandis que Diogène Laërce, Galien et les interlocuteurs du Banquet des sophistes d’Athénée s’entretiennent avec Nestor de Laranda et Antipater de Hiérapolis en une cour cosmopolite où le grec se parle autant que le latin… Bien sûr, comme en d’autres époques, « La disette de poètes tragiques, en face de l’abondance relative des comiques, montre où allaient les préférences des Romains ». Les amuseurs ont la première place, les bons orateurs se hissent rapidement à la gloire et les pamphlétaires courent des risques parfois très concrets, mais tous, emportés par le temps, forment aujourd’hui sous la plume d’Henry Bardon un monde fantomatique où leurs innovations, leurs grâces et leur savoir émergent une fois encore et nous remettent à notre place, survivants que nous sommes.
Éric Dussert
La littérature latine inconnue
d’Henry Bardon
Préface de Pierre Laurens,
Klincksieck, deux vol. de 382 et 338 pages, 99 €