Ils sillonnent le monde à la rencontre des plus démunis mais ils ne se déplacent qu’en classe affaires. Ils visitent les déshérités sans toit mais eux logent dans des palaces. Ils font risette aux affamés mais eux s’empiffrent de homard. Qui ça, « ils » ? Des économistes spécialisés dans le développement. Des spécialistes attitrés et accrédités, des « croisés » qui ont fait de l’éradication de la pauvreté dans le monde leur cause. Avec un sens du coup d’œil et du coup de griffe, Tancrède Voituriez, lui-même économiste, taille à ces messieurs des organismes internationaux un costard sur-mesure. Au départ, soyons franc, on a craint que ce roman sur les indigents ne soit rapidement indigeste. Mais non. Vite détrompé par le ton piquant de l’auteur, on mord d’autant plus à l’hameçon qu’il mène, en parallèle de cette satire des fonctionnaires de la misère, une histoire d’amour mouvementée.
Le personnage qui fait le lien entre ces deux trames s’appelle Rodney, croisement du magnifique Gatsby et de Mère Teresa. « Concevant l’économie comme un médecin, il ausculte et prescrit ». Rodney est un docteur au chevet des pays pauvres qui administre des remèdes de cheval. Adoubé par ses pairs comme le spécialiste incontesté de la pauvreté, cet universitaire ne s’économise pas pour le bien de sa cause : du soir au matin il planifie des actions au bénéfice de ceux qui manquent de tout, sans fin il lève des fonds, jusqu’au jour où, patatras, changement de paradigme. On lui fait comprendre que la pauvreté n’est en rien une question de fond mais de forme. Plutôt que d’éthique, ce tic occidental, il lui faudra désormais parler d’arithmétique, ce truc universellement compris, quand « l’économie devient métrologie ». Combattant de la misère qu’il était, il devient un supercomptable, un manipulateur de chiffres avec l’aide du désinvolte Jason, un matheux à qui rien de ce qui touche au dénombrement et à la localisation des poissons n’est étranger. Où est le rapport, demanderez-vous ? Là : comme les poissons, on ne saurait précisément compter les pauvres. La pauvreté, plaisante sérieusement Voituriez, est plastique, fluide, elle a tout du banc de poiscailles insaisissable ; ça va, ça vient. « Le nouveau milliard pauvre est grouillant, mouvant entre les continents, comme les masses sous-marines ».
Jamais moralisateur, Tancrède Voituriez peint donc un monde où les réalités humanitaires sont avant tout affaire de courbes, graphiques et camemberts, où la mondialisation malheureuse se conçoit à coups d’abstractions et d’équations sur Powerpoint. Et quand on dit peindre ce n’est pas par hasard, Rodney occupant à ses rares heures perdues, avec Vicki sa nouvelle et déjà future ex-femme vietnamienne, la maison d’Edward Hopper à Cape Cod, dans le Massachussetts. Pourquoi ce décor ? En guise de clin d’œil, peut-être, à cette absolue mélancolie douce qui semble toujours tomber sur les êtres mis en scène par Hopper. La profonde impression de solitude qui se dégage des tableaux du peintre fait écho à cette sociabilité artificielle, ce réseautage permanent des nantis qui vivent dans l’entre-soi de peur de se regarder dans la glace et de n’y rien voir. Si Voituriez excelle à mettre son grain de sel dans la peinture de ce monde-là, avec « ses castes et ses ordres, son clergé et sa noblesse », peut-être fait-il un peu trop de zèle. La seconde partie notamment est sans doute un chouïa répétitive. Le roman, et d’abord dans les séquences sentimentales, aurait gagné à être moins longuet. Cela dit, que cela ne vous dissuade pas pour autant de vous plonger dans ce livre beaucoup plus profond que son apparente et maîtrisée légèreté ne le laisse croire.
Anthony Dufraisse
L’Invention de la pauvreté
de Tancrède Voituriez
10/18, 427 pages, 8,40 €
Poches Docteur ès pauvreté
mai 2015 | Le Matricule des Anges n°163
| par
Anthony Dufraisse
Un économiste qui épingle des économistes. Tancrède Voituriez signe un roman sur fond d’argent et de (bons) sentiments.
Un livre
Docteur ès pauvreté
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°163
, mai 2015.