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Intemporels Sibérie-sur-vodka

mai 2015 | Le Matricule des Anges n°163 | par Thierry Cecille

Auto-stoppeur résistant mais bienveillant, Jacek Hugo-Bader parcourt la Kolyma de Magadan à Iakoutsk : 2025 kilomètres de rencontres arrosées et d’échantillons d’humanité.

Savez-vous que la viande humaine a le même goût que la viande de renne : très fine, légèrement sucrée, maigre ? Je ne sais pas d’où les locaux tirent ce savoir. J’imagine qu’on se le transmet de génération en génération. On dit que la moitié des habitants actuels de la Kolyma sont des descendants de zeks, c’est-à-dire des anciens détenus des camps. Deuxième et troisième génération. Le mot zek (écrit z/k dans les documents soviétiques) est l’abréviation du mot zaklioutchionny : littéralement “enfermé à clé ”, c’est-à-dire un détenu. Parfois, en s’évadant dans la taïga, ils emmenaient avec eux un camarade plus faible. C’étaient “des évasions avec sandwich” ou “avec une vache” – cette dernière suivait celui qui finissait par la manger.  » Dès les premières pages, nous voilà prévenus : il faudra, pour suivre Hugo-Bader sur ces routes gelées, avoir l’estomac bien accroché ! Lui-même, entre le froid meurtrier et les agapes répétées accompagnées de vodka plus ou moins frelatée, se sentira bien près parfois de rendre les armes, d’abandonner la partie, mais sa ténacité et une bonne dose d’humour noir lui permettront de tenir – et nous avec.
Nous l’avions déjà suivi de Moscou à Vladivostok, alors qu’il traquait La Fièvre blanche (voir Lmda N°135), c’est-à-dire les effets parfois hallucinatoires d’une trop grande consommation d’alcool, chez les laissés pour compte de la nouvelle Russie post-soviétique. Nous le retrouvons ici dans des contrées plus polaires – et surtout plus historiquement marquées – avec toujours la même perspicacité pleine d’empathie, le même don de l’écoute et du portrait. Qu’il s’agisse de mafieux plus ou moins dangereux et puissants (du petit trafiquant d’or à l’oligarque député), de camionneurs capables d’affronter les «  chatounes  » ( les « vagabonds » en russe, en fait des ours mangeurs d’hommes) ou de réparer n’importe quelle bielle au milieu d’une tempête de neige cataclysmique, ou bien des rescapés des camps, Hugo-Bader sait leur céder la place, les donner à voir et à entendre.
Si la Kolyma équivaut à six ou sept fois la France, les 2025 kilomètres que va parcourir Hugo-Bader constituent en fait « La Route  » car il n’y en a pas d’autre. Et cette route est également une sorte de voie funéraire traversant un immense cimetière, celui des victimes du Goulag : « J’ai calculé que si on y plaçait l’une derrière l’autre toutes les victimes des camps de la Kolyma du temps de Staline, il y aurait pas suffisamment de place pour tout le monde ». Les rares survivants, après avoir achevé leur peine, demeuraient souvent à la Kolyma, ils n’avaient plus leur place ailleurs. « Voici babouchka Tania, née en 1917. Dans la Kolyma depuis 1942. Condamnée à dix ans de camp en vertu de l’article trente-six du code pénal, c’est-à-dire pour meurtre. Et comme elle n’était pas d’accord avec le jugement et qu’elle a gueulé, on lui a ajouté huit ans supplémentaires pour agitation antisoviétique  ». Puis voici Natacha, la fille de Iejov, « de ce Iejov-là ! Nikolaï Ivanovitch Iejov, surnommé la Main de fer de Staline, le commissaire du peuple aux Affaires intérieures, le commissaire en chef des Services de sécurité soviétiques, qui a sur la conscience la mort de centaines de milliers… que dis-je, de millions d’êtres humains  ». Il passe la nuit chez cette vielle femme – «  j’ai installé mon matelas dans le couloir sous le portrait de son cher papa  » – et écoute ses récits cauchemardesques. Hugo-Bader doute parfois de la véracité des propos de certains de ses interlocuteurs, quelques-uns exagèrent sans doute leurs exploits ou leurs souffrances, certains ont la mémoire qui flanche ou qui embellit des existences somme toute médiocres, nul doute que la vodka a brouillé l’esprit des plus imbibés – mais il ne cesse de s’étonner de la force de résistance et de la singularité de chacun. En guise sans doute d’ultime hommage, c’est chez Irina Sirotinskaïa qu’il achève son périple : archiviste aux Archives littéraires nationales, elle a été le dernier amour de Varlam Chalamov. « Il est mort dans la solitude dans un établissement psychiatrique en 1982. Il n’avait jamais réussi à se défaire de son obsession compulsive de manger, de stocker de la nourriture, des restes, de garder sous son matelas des rognures de pain sec. Il est mort avant que Les Récits de la Kolyma ne soient publiés, ce dont il avait rêvé toute sa vie.  »

Thierry Cecille

Journal de la Kolyma de Jacek Hugo-Bader
Traduit du polonais par Agnieszka Zuk
Noir sur Blanc, 368 pages, 23

Sibérie-sur-vodka Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°163 , mai 2015.
LMDA papier n°163
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LMDA PDF n°163
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