La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Intemporels Présumé coupable

mai 2015 | Le Matricule des Anges n°163 | par Didier Garcia

L’Américain Bernard Malamud (1914-1986) peint le destin d’un artisan juif dans une Russie antisémite. Tragique et révoltant

Quand, dans cette Russie de 1911 (donc peu après la révolution de 1905, mais bien avant la fin du régime du tsar Nicolas II), on découvre le corps d’un garçon de 12 ans criblé de coups de couteau, pour la population de Kiev, un tel assassinat porte la signature de son auteur : seul un Juif peut avoir ainsi saigné un être humain (le diable lui-même n’aurait pas fait mieux). Le hasard romanesque, toujours prompt à seconder l’intrigue, a habilement placé le protagoniste à proximité de la scène du crime, et il faut bien reconnaître que Yakov Bok fait un coupable idéal pour un meurtre rituel : d’abord il est Juif, ensuite il a quitté son shtetl pour s’installer dans un quartier qui lui est interdit, et quelques jours avant le drame on l’a vu chasser des enfants de l’entreprise dont on lui a confié la gestion. Pas besoin de preuves plus accablantes pour l’envoyer en détention préventive : tout cela plaide déjà amplement contre lui. Et si cela ne suffisait pas à faire de cet innocent le coupable dont le régime a besoin, on pourrait toujours fabriquer d’autres preuves.
À Kiev, il ne fait pas bon être juif. Avec une politique ultra-conservatrice, l’antisémitisme y fait rage. L’organisation des Cent-Noirs affiche clairement ses intentions avec sa devise surmontée de l’aigle impérial bicéphale : « Délivrez la Russie des Juifs ». Et la société se trouve gangrenée par l’obscurantisme : « Il est écrit que pour vivre mieux, les Juifs doivent boire du sang chrétien ».
Dans une telle conjoncture, pas besoin d’être devin pour comprendre que l’instruction de Yakov ne servira à rien puisque aux yeux du plus grand nombre il est déjà coupable (le juge a réussi à se convaincre de sa culpabilité, « peut-être même dès avant l’événement »). Un simulacre d’instruction suffira. D’ailleurs, quand il clame son innocence, on lui cloue le bec par cette sentence à laquelle il n’y a rien à répondre : « Aucun Juif n’est innocent ». À tel point que Yakov en viendra à penser, lui qui n’est pourtant ni croyant ni pratiquant, qu’être juif est « une perpétuelle malédiction ».
Pendant trois ans, il va donc subir l’enfer de la vie carcérale, avec son lot de privations et d’humiliations quotidiennes. Il y connaîtra la malnutrition, l’isolement, l’insalubrité, tour à tour le froid et la chaleur, la solitude, et les fouilles au corps (répétées plusieurs fois par jour, on se demande bien pourquoi, sinon pour lui pourrir l’existence). N’ayant absolument rien d’autre à faire, puisqu’on lui interdit la lecture (lui qui jusqu’alors n’avait lu que Spinoza), le voici contraint à observer ce qui se passe dans sa cellule : « L’obscurité du matin était différente de celle de la nuit. L’obscurité du matin recelait une certaine fraîcheur, une sorte de promesse dont le prisonnier ignorait toutefois ce qu’il en attendait. L’obscurité de la nuit était chargée d’ombres épaisses et composites. »
Alors qu’il vit « une aventure sans fin, sans événement, sans inculpation, sans procès », les autres s’activent pour réunir les preuves de sa culpabilité : fausses déclarations et faux témoignages. Sa détention préventive va ainsi durer presque trois ans, au cours desquels le seul personnage désireux de l’aider, car persuadé de son innocence, mettra fin à ses jours. Du côté de cette justice corrompue, on est persuadé que le temps joue contre Yakov et qu’il va finir par avouer ce qu’il n’a pas commis.
Couronné par le National Book Award et le Pulitzer en 1967, adapté au cinéma l’année suivante par John Frankenheimer (avec Dirk Bogarde), L’Homme de Kiev est un roman qu’on aimerait pouvoir lire d’une seule traite afin de parvenir au plus vite au dénouement que Malamud a réservé à son protagoniste (tout en espérant que le procès redonne à Yakov l’innocence qui lui est due). C’est peu de dire que ce livre, qui impose une oppression permanente, est un appel à l’action : comment rester à ne rien faire devant de telles atrocités ? Se trouverait-il un seul homme pour ne pas être écœuré par l’enfer kafkaïen dont Yakov a hérité ? Ce réparateur n’aura vraiment pas été gâté par le sort : sa mère est morte dix minutes après sa naissance, son père a été tué par des soldats ivres quelques années plus tard, puis il a épousé une femme stérile qui l’a quitté pour un goy, et lui-même est venu se jeter dans la gueule du loup en abandonnant son village et en venant tenter sa chance à Kiev, où il espérait pouvoir vivre une autre vie. Mais il ignorait qu’il avait été désigné, « parmi les trois millions de Juifs établis en Russie, comme l’ennemi présumé d’un enfant chrétien ». Et quand on est innocent, se retrouver coupable est le pire de l’horreur. Ce qu’il avait enduré jusqu’alors n’était rien. Sa tragédie n’avait pas encore commencé.

Didier Garcia

L’Homme de Kiev
de Bernard Malamud
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard et Solange de Lalène
Rivages poche, 432 pages, 10

Présumé coupable Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°163 , mai 2015.
LMDA papier n°163
6,50 
LMDA PDF n°163
4,00