Une ligne de faille divise le continent des littératures des camps à l’endroit du legs de l’humanisme et de la culture européenne. On connaît le désaccord entre Jean Améry et Primo Levi, qui, au sixième chapitre de Les Naufragés et rescapés, proteste contre l’éthique du ressentiment d’Améry, discute sa conception de « l’intellectuel », et refuse sa complète disqualification de la « culture » à Auschwitz : quoique disqualifiée, celle-ci pouvait être de quelque utilité, et il renvoie alors au chapitre de Si c’est un homme consacré au « Chant d’Ulysse », récit d’un moment d’illumination au souvenir des vers de l’Enfer de Dante, partagés avec Piccolo ; Levi se défend aussi d’avoir été « l’homme du pardon », formule qu’avait employée à son sujet Améry, lui reprochant son optimisme.
Dans Exercices de survie, livre entamé en 2005 et laissé inachevé, Jorge Semprún est revenu sur cette question en évoquant ses faits de résistance et son « expérience de la torture », esquissant une « réflexion » sur la « morale » qu’on peut en déduire : il relit le chapitre qu’Améry avait consacré à ce sujet dans Par-delà le crime et le châtiment, et proteste contre l’interprétation qu’il fit de sa propre expérience de la torture au fort de Breendonck. Il est vrai, dit Semprún, qu’avec la torture « la chair se réalise totalement dans son autonégation », mais il est aberrant de dire que « celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde », qu’il ne récupérera jamais « la confiance dans le monde, qu’ébranle déjà le premier coup reçu, et que la torture finit d’éteindre complètement ». « Je ne comprends pas ce qu’il veut dire ! » s’exclame Semprún, exaspéré : comment cet homme mûr, assez lucide pour fuir le nazisme en Belgique, puis s’engager dans la Résistance, a-t-il pu voir sa confiance dans le monde ébranlée par le premier coup reçu ? Ou c’est une simple phrase, ou cette confiance était « aveugle aux réalités du monde » et « somme toute infantile », ce que contredit le comportement combatif d’Améry. Une telle affirmation ne peut donc que traduire une blessure personnelle, un « secret violent » que, précise Semprún, « je me refuse à déchiffrer ».
À cette expérience il oppose la sienne, et son enseignement opposé : ce n’est pas la victime, mais le bourreau qui ne sera plus jamais chez soi dans le monde ; au contraire la victime, « arc-boutée sur son silence, voit se multiplier les liens au monde » et proliférer les « raisons de son être-chez-soi dans le monde ». À Auxerre, dans la villa de la Gestapo où il avait subi le supplice de la baignoire, il avait vu ses tortionnaires hébétés, plus appauvris à chaque heure qui passait, et qui, lui, l’enrichissait. L’expérience de la torture, résume Semprún, est moins celle de la souffrance et de sa solitude abominable que de la fraternité solidaire. Le torturé est certes un être-pour-la-mort, mais aussi un être ouvert au monde et projeté vers les autres....
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Jorge Semprun
La litigieuse « confiance dans le monde »
juillet 2015 | Le Matricule des Anges n°165
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