L’œuvre de Semprún ne cesse de reprendre les mêmes thèmes et scènes, de (se) réécrire en mêlant les points de vue, en variant les langues et les accents. Françoise Nicoladzé, auteure de la première thèse consacrée à Semprún, La Deuxième vie de Jorge Semprún (Climats, 1997), nous fait parcourir ce territoire mobile, découvrir cette « écriture tressée aux spirales de l’Histoire ».
Françoise Nicoladzé, dès son retour de Buchenwald, Semprún envisage d’écrire sur son expérience, mais il y renonce très rapidement. Il attendra presque vingt ans pour se lancer dans la composition du Grand Voyage. Comment expliquez-vous ce délai, ce détour ?
Jorge Semprún s’explique sur ce silence salvateur dans L’Écriture ou la vie et de façon plus réflexive dans Une tombe au creux des nuages, soit après une plongée de trente ans dans sa mémoire reconstruite, traversée par l’écriture. Les tentatives du revenant de 1945 pour témoigner du camp dévorent sa vie, accroissent la houle mémorielle déjà insoutenable et l’auraient conduit à sa perte, peut-être à son suicide. La survie des déportés était menacée par l’horreur du souvenir et l’accueil dérisoire, impossible à leur parole de mort. Semprún écarte donc par un oubli « volontaire, délibéré » cette mémoire mortifère. Il choisit la vie ; bientôt celle du militant antifranquiste l’accaparera. Le prix en sera le deuil de son identité primordiale, induite par une mère aimante : « celui-là, il sera écrivain », précocement incarnée dans les poèmes talentueux que l’adolescent exilé offrait à C.E. Magny, critique littéraire amie, appartenant au groupe Esprit.
Ce qui lève l’interdit, autorisant le premier récit concentrationnaire, c’est d’abord « un rêve de neige » bercé par la voix cuivrée de Zarah Leander, scène dominicale de Buchenwald qu’a suscitée le récit monotone de son logeur à Madrid, un ancien de Mauthausen. Le travail du temps, l’écart de plus en plus sensible avec le PCE qui l’exclura deux ans plus tard, la transmission maladroite et la réclusion due à un coup de filet policier qui traque le militant antifranquiste déclenchent le retour à l’écriture. Le témoin de la déportation nazie, en vigilance devant toutes les formes du Mal absolu, est né. C.E. Magny, accueillante à la détresse du jeune survivant, lui avait enjoint de s’oublier lui-même pour affronter la Gorgone et déterrer tous ses morts. Cet exceptionnel effort moral et littéraire commence avec Le Grand Voyage.
Est-ce que ce n’est pas l’invention du « gars de Semur » qui rend possible l’écriture du Grand Voyage ? De même, le passage à la troisième personne dans les dernières pages, racontant l’arrivée cauchemardesque au camp, n’annonce-t-il pas déjà la complexité narrative de la suite de l’œuvre ?
Le gars de Semur est en effet une trouvaille géniale pour assumer, avec distance, les voix du narrateur et maintenir au présent le ressort de ce voyage mené à coups de « bonds en arrière et en avant » qui façonnent la...
Dossier
Jorge Semprun
Le récit infini
L’œuvre de Semprún ne cesse de reprendre les mêmes thèmes et scènes, de (se) réécrire en mêlant les points de vue, en variant les langues et les accents. Françoise Nicoladzé, auteure de la première thèse consacrée à Semprún, La Deuxième vie de Jorge Semprún (Climats, 1997), nous fait parcourir ce territoire mobile, découvrir cette « écriture tressée aux spirales de l’Histoire ».