Il me vient un grand éclat de rire : ça va être la Nuit des Bulgares, vraiment. » Cette phrase, je l’ai lue à haute voix face à Jorge Semprún, en 2007, lors d’un colloque qui lui fut consacré à l’Université Rennes 2. Elle conclut le paragraphe initial du Grand Voyage qui, disant des corps entassés dans un wagon, entame l’un des grands récits de témoignage sur la déportation dans les camps nazis. (Si, dès 1963, j’avais été bouleversé par Le Grand Voyage paru dans les numéros 200 à 202 des Temps Modernes, c’est que j’avais maintes fois entendu, dans mon enfance, évoquer la déportation, à partir de Compiègne, d’un de mes cousins, qui, jeune résistant de 19 ans dans le Quercy, mourut à Dachau.)
« La Nuit des Bulgares, ai-je dit à Semprún, mais c’est Michaux ! » Ainsi, en 2007, lui avouais-je tardivement le trouble qui, en 1963, m’avait envahi à la lecture de ces mots que rien, dans le contexte du récit, ne justifie. Alors Semprún a éclaté de rire : « Bien sûr ! »
Dès 1963, cette citation de Plume m’avait fait entrevoir que le texte de Semprún, tout en répondant à la réalité monstrueuse des événements advenus, marquait son initiative propre et son appartenance à la littérature.
« – Te fatigue pas, dit le gars. » Cette unique phrase fait le deuxième paragraphe du Grand Voyage. « Le gars » ? Un « gars de Semur » (écrit Semprún) et, désormais, un compagnon de déportation qui, « dans un souffle », dira au narrateur : « Dis donc, faudra qu’on essaye de rester ensemble. » Or, comme le révélera Semprún bien plus tard (« J’ai inventé le gars de Semur » lira-t-on, en 1994, dans L’Écriture ou la vie), cet interlocuteur est une fiction : elle fut requise pour la constitution même du texte.
Témoin s’astreignant à la fidélité envers son expérience et celle des autres, Semprún n’en rend pas moins évidentes l’intention et la tension littéraires de ses écrits, par exemple en citant maints auteurs, furtivement (tel écho de Hamlet) ou en un dialogue explicite (avec, par exemple, Char, si constamment proche). Alors qu’il n’était encore, après son retour de déportation, que virtuellement écrivain (et pourtant dévoré, déjà, par le « cancer lumineux » de l’écriture à venir), la littérature était pour lui une appartenance. Ne découvre-t-on pas, au demeurant, à lire ses récits, qu’elle avait été (par lectures au camp même ou grâce à la mémoire du détenu) un précieux soutien pendant sa vie-survie à Buchenwald ?
La littérature est-elle ici mise « en suspens » (selon la formule de Kertész reprise par Catherine Coquio) ? Chez Semprún, la littérature est d’abord ce qui met en suspens. L’écriture proprement littéraire se redécouvre toujours en proie à ses exigences propres : l’expérience (« je ne veux pas d’un simple témoignage » lit-on dans L’Écriture ou la vie) ne se donne à elle que pour être intimement reconfigurée.
L’actif suspens créé par la littérature fut également, pour Semprún, celui des appartenances reçues :...
Dossier
Jorge Semprun
« Pour le souvenir partagé, pour l’avenir »
juillet 2015 | Le Matricule des Anges n°165
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