Que l’on connaisse ou non les films d’Ozu, on est ému et charmé par cette méditation que propose Marc Pautrel sur la vie d’un cinéaste parmi les plus grands du XXe siècle. Non que l’auteur cherche à y livrer l’essentiel d’une existence dans un format réduit, ni à donner des clés qui permettraient d’entrer dans une œuvre unanimement saluée pour sa rigueur formelle et sa beauté (et pour cela fort injustement suspectée d’être austère et ennuyeuse). Il s’agit plutôt, à travers des moments de vie traversés par Ozu, d’éprouver leur résonance, de saisir quelque chose d’un personnage dont l’adhésion au monde matériel, ses liens avec ceux qui l’habitent doivent composer avec une exigence intérieure qui lui impose des choix douloureux. Ainsi en va-t-il de son amour pour la grande actrice de ses films, la douce et belle Setsuko Hara : « Ozu doit faire ce qu’il a à faire, quelque chose d’autre l’appelle, il ne peut pas s’arrêter de courir, il n’a pas le droit de se reposer. Il voudrait la rendre heureuse et lui donner son âme, mais il n’a pas d’autre âme que faire ce qu’il doit faire, les films, transmettre de la vie, communiquer de l’émotion, je veux que le spectateur ressente la vie, il le répète sans cesse aux journalistes qui viennent l’interviewer (…). Il n’arrive pas à garder assez de temps libre pour vivre, il ne serait pas l’homme qu’il faut pour Setsuko Hara. »
Mais le portrait tout en nuances que livre Marc Pautrel accorde aussi une place importante au corps de l’artiste, à son expérience sensible, son goût pour les plaisirs ordinaires partagés entre amis : « On parle, on boit, on rit, on jure, on se moque, on fabule, on invente, on boit encore, on a faim, on commande autre chose, les plats arrivent au milieu de la table et tout le monde pioche chacun à son tour, ici c’est délicieux, partout dans Tokyo c’est délicieux. » On est loin de l’image désincarnée d’un cinéaste qui, pour s’être entièrement dédié à son œuvre et avoir passé l’essentiel de sa vie auprès de sa mère, n’est en rien un renonçant. « Ozu aime lire, s’enivrer, dormir, prendre des bains, marcher, faire l’amour avec des geishas ou bien des amies chères, écrire, encore lire, filmer, capturer le mouvement de ses acteurs et ses actrices interprétant les dialogues, regarder les fleurs, regarder la mer qui ne change jamais, seul le ciel change qui fait changer la mer, attendre les cerisiers en fleur et les admirer chaque heure jusqu’à leur complète disparition (…). » Si Ozu fréquente assidûment les temples, il s’attarde aussi beaucoup dans les tavernes, lui qui est un grand amoureux de la bonne chère et du saké. Les longues séances de travail qu’il accomplit avec son scénariste Kôgo Noda, qu’il va retrouver pour chaque projet dans sa maison en montagne, sont entrecoupées de balades en forêt et abondamment arrosées par le précieux breuvage. « (…) travailler, c’est réfléchir et boire. Il faut injecter de l’essence dans le moteur, pousser des bûches dans le feu. Sans saké, pas d’idées. (…) Le saké est un projecteur puissant qui découpe à travers la conscience les ombres révélatrices. »
Ozu est profondément attaché à son pays : « Il n’a pas envie de voyager. S’il n’avait pas fait la guerre, il n’aurait jamais quitté le Japon. » Il l’est plus encore à Tokyo, la « grande roue multicolore », le « kaléidoscope » en « mouvement perpétuel » qui est le théâtre de sa vie et de ses films. Cette ville dont il appréhende l’étendue depuis la fenêtre des nombreux trains qui la parcourent. « Il sait que tous ces trains n’en forment qu’un seul, on y monte à la naissance, on en descend à la mort. » Pour la sienne, Ozu a demandé un simple carré de marbre posé sur sa tombe et marqué du caractère chinois 無. « Ce qui signifie absence, sans, rien. »
Jean Laurenti
Ozu de Marc Pautrel, éditions Louise Bottu, 135 pages, 14 €
Arts et lettres Filmer sans fin
septembre 2015 | Le Matricule des Anges n°166
| par
Jean Laurenti
Marchant sur les traces de Yazujirô Ozu, Marc Pautrel livre un portrait très réussi du cinéaste japonais.
Un livre
Filmer sans fin
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°166
, septembre 2015.