Ce 19 juin 1953, il fait un temps magnifique sur New York. Idéal pour ainsi dire : la journée s’annonce superbe. C’est un de ces matins où « il fait bon se lever, et sortir dans la rue ». Première cerise sur le gâteau pour les New-Yorkais : sans preuves (mais qu’à cela ne tienne), la Cour suprême vient de révoquer le sursis à l’exécution des époux Rosenberg, ce couple de Juifs accusés d’avoir dérobé puis transmis aux Russes des secrets atomiques ; le soir même, Julius et Ethel seront donc exécutés en public à Times Square, qui est « l’endroit le plus paradoxal de toute l’Amérique, et le plus sacré ». Deuxième cerise : le supplice qui leur sera infligé sera celui que l’on réserve « aux sorciers et aux magiciens » (nous voici donc revenus aux sorcières de Salem), autrement dit la chaise électrique.
Lorsque le jour se lève sur la scène macabre destinée à accueillir le dernier acte de cette tragédie (à laquelle sont conviées toutes les grandes figures de la culture américaine, de Mickey aux Marx Brothers, de Goofy à Eisenhower), nous sommes encore dans le premier tiers du roman. C’est peu dire que Coover a pris son temps, traînant en chemin aussi souvent que possible, agrémentant sa reconstitution historique de digressions parfois si longues que dans certains chapitres l’intrigue n’a pas du tout progressé. Heureusement, cela faisait déjà longtemps que nous avions compris qu’entrer dans ce roman ce serait se confronter à du dense, à du lourd, à du délirant, et que l’auteur n’y serait jamais à une centaine de pages près pour nous décrire une situation avec tous les détails nécessaires noyés sous ceux dont nous pourrions fort bien nous passer. Quoi qu’il en soit de cette lenteur et des méandres dans lesquels l’intrigue souvent s’immobilise, le jour s’est levé ; les préparatifs de ce show à l’américaine (qui n’est pas sans rappeler les jeux du cirque de l’empire romain) peuvent donc commencer.
Il faut rendre grâce à Robert Coover de ne pas avoir compté ses efforts pour dresser un tableau fidèle et précis de la conjoncture historique (sa minutie a quelque chose de maniaque) : guerre froide, engagement militaire dans la guerre de Corée, risque de « conflagration atomique », menace de récession pour l’économie américaine… En cette sombre année 1953, placée sous la présidence d’Eisenhower, tous les voyants sont au rouge. Autant de bonnes raisons pour ne pas prendre à la légère cette affaire de trahison et pour punir comme il se doit ceux qui « ont abjuré l’Oncle Sam » (sorte d’incarnation texane des États-Unis d’Amérique) et qui « se sont ralliés au Spectre » (le « plus grand ennemi » que l’Amérique ait jamais connu, cette hérésie politique qui constitue une menace redoutable pour le grand rêve américain : le communisme). Nul ne saurait donc reprocher au garant de la paix dans le monde ni d’en faire trop ni d’offrir en pâture à son peuple les époux Rosenberg : il est des circonstances qui exigent cette sorte de « purification par-le-feu »…
Ce n’est d’ailleurs pas Richard Nixon qui pourrait s’en plaindre : promu au rang de narrateur dans ce roman tentaculaire, le vice-président profite de cette situation confuse pour nous ouvrir les portes de la Maison-Blanche et de sa vie privée (ce qui nous vaudra de le surprendre en pleine masturbation ou s’imaginant copuler avec la condamnée). Nous voici donc propulsés dans les coulisses de la vie politique américaine, là où l’Histoire se décide, souvent lors d’une partie de golf, avant de pouvoir s’écrire.
Le Bûcher de Times Square est un roman bien informé, nourri de faits vrais qu’il revisite à son gré, n’hésitant pas à transformer l’authentique exécution des Rosenberg en farce rabelaisienne. Impossible de ne pas voir dans ces lignes un réquisitoire contre le maccarthysme des années 1953-1954. Mais c’est surtout une énorme production romanesque que Robert Coover signe ici (initialement publié en 1977), digne sans doute du meilleur Pynchon (elle en a toutes les extravagances et parfois la folie), riche de ces digressions démesurées qui emportent souvent le lecteur à mille lieues d’une intrigue alors réduite au seul rôle de prétexte à l’écriture. Des digressions qui sont autant d’abîmes destinés à s’ouvrir sous les pas du lecteur, comme pour mieux l’engloutir, et qui donnent à ce texte une saveur inimitable. Un roman souvent saugrenu, loufoque, drôlement fagoté, dans lequel on rit de bon cœur, malgré la gravité du sujet, et qui se referme sur une scène grandiose : celle du discours final de Nixon, prononcé les fesses à l’air et maculées de sang, à peine un quart d’heure avant l’exécution, sorte d’apothéose baroque où le grotesque le dispute au sublime. N’en déplaise à ceux qui réclament toujours plus de modération, en littérature, les excès font du bien.
Didier Garcia
LE BÛCHER DE TIMES SQUARE
DE ROBERT COOVER
Traduit de l’américain par Daniel Mauroc,
Seuil, 612 pages, 25,40 €
Intemporels Feu d’artifice
octobre 2015 | Le Matricule des Anges n°167
| par
Didier Garcia
Dans un roman foisonnant, Robert Coover revisite un des plus grands scandales politiques américains du XXe siècle.
Un livre
Feu d’artifice
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°167
, octobre 2015.