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Traduction Mathilde Chèvre

janvier 2016 | Le Matricule des Anges n°169

Ici même, de Taleb Alrefai

Taleb Alrefai arrive à notre rendez-vous au salon du livre d’Abou Dhabi. Il est grand, âgé d’une cinquantaine d’années, le visage émacié, le corps élancé presque noueux. Je pense à la description des hommes dans les Villes de sel d’Abdul Rahman Mounif, à l’arrivée des caravanes dans l’oasis et aux corps asséchés des Bédouins, qui gonflent ensuite au fil du roman, jusqu’à devenir aussi ronds que des barils de pétrole quand son ère fut venue. L’écrivain koweitien Taleb Alrefai a conservé la physionomie d’un Bédouin, en chemise et pantalon.

 Vous connaissez la danse samâri de la bouchiya ? Il faudra faire attention à bien en rendre l’âme dans votre traduction.
Non, je ne connais pas. Alors Taleb Alrefai se lève et commence à danser, cerné par les étagères de livres de salon et les regards en angle d’hommes dignes en grande robe blanche, il ondule et déploie ses grands bras. « Les femmes ont de longs cheveux, la danseuse les dévoile et les lance dans un mouvement vers l’avant », il s’élance et se ploie lui aussi vers l’avant, ses grands bras miment la chevelure, « elle ondule et caresse l’air de ses cheveux », son corps est souple, je pense : « il est en plein salon, entouré de ses pairs, on dirait qu’il ne les voit pas », il continue, « l’encens monte du sol, entre ses jambes de femme, l’encens embaume la pièce et ses cheveux le libèrent ». Taleb Alrefai danse pour moi la bouchiya dans ses moindres détails, le corps, les hanches, l’encens, les claquements des mains et ceux des tambourins, un univers exclusivement féminin. J’essaie de faire le lien entre le personnage solitaire et austère qu’il écrit de lui-même dans son roman et l’homme qui s’adonne à cette danse incongrue, drôle et avenant face à moi.

 Dans le roman tout est vrai. Tout est autobiographique, c’est très important. Chorouq est vraiment le prénom de ma femme, Fadia est vraiment ma fille, j’ai changé seulement l’identité de Kawthar.
Il faudra que je m’en souvienne, cet homme à plusieurs visages est doué de facétie et ne craint pas le qu’en-dira-t-on, il s’applique à prendre sa traductrice par la main pour lui donner les clefs de son roman. Au fil de la traduction, je réalisai que toutes les clefs étaient là, dans cette temporalité suspendue imposée par Taleb Alrefai, dans cet ici même qu’il déplace avec lui, dans cette danse à contresens des règles de bienséance exigées par ce lieu et par cette société en train de nous regarder. Fî l-hunâ, Ici même, la traduction du titre s’est imposée à ce moment-là, en discutant avec Mohamed Berrada aussi présent. Hunâ évoque le lieu et l’instant, fî l-hunâ, « dans l’instant présent, ici et maintenant », comme cette danse féminine mise en scène par un homme dans un salon du livre, un instant suspendu, ici même.
Ici même est un récit à trois voix : la journée sans cesse renouvelée de l’écrivain du roman en train de nous l’écrire, même bureau chaque matin pour travailler, même souvenir qui le hante de sa mère et de la danse des femmes, même compagnie unique du silence et de la solitude incarnés par sa pensée. Une voix anonyme ensuite, la voix du droit qui annonce l’intrigue : aujourd’hui est le jour d’un mariage et la voix lit le contrat ; c’est la voix des autres, peut-être la nôtre. La voix principale enfin, celle de Kawthar l’héroïne gisant sur son lit au matin de son mariage. Comment donner une écriture à ces voix ? En arabe, le niveau de langue choisi ne les distingue pas, et pourtant elles sont différentes. C’est leur rythme qui change, le rythme de leur pensée, leur voix intérieure. L’écriture de Taleb Alrefai est fluide et simple, elle prend son lecteur par la main, nul besoin de dictionnaire, c’est une langue orale que l’on entend lorsqu’on la lit. Or en arabe, la langue écrite est différente de celle qui se dit : sans changer de registre de langue, sans coucher le dialecte à l’écrit, Taleb Alrefai parvient par une épuration syntaxique et grammaticale à faire entendre ces voix oralement. En français de même, il me faudra écrire oralement sans pour autant coucher une langue orale à l’écrit.
Ces voix sont circulaires, les pensées tournent en boucle, la narration s’articule autour de retours dans le passé qui toujours nous ramènent jusqu’à l’instant présent, dans le bureau de l’écrivain, sur le lit de Kawthar au matin de son mariage. Les héros se dévoilent en boucles qui toutes se croisent en un point et peu à peu se rapprochent, les encerclent, pour dessiner les contours cet ici même exigu. Les boucles plongent dans la mémoire. En arabe, l’évocation du passé se fait avec des verbes conjugués tantôt au passé, tantôt au présent. L’usage d’un opérateur temporel du passé, kâna, en début de paragraphe suffit à plonger le récit dans ce qui a été, ce qui est révolu. Ce jeu entre verbes au présent et au passé permet donner un rythme. J’ai choisi d’utiliser le même procédé : à l’évocation de certains souvenirs particulièrement vivaces, tout redevient présent et la narration en boucles devient plus souple.

 Pourquoi tous ces souvenirs douloureux, au matin de mon mariage ? Aujourd’hui j’arrive au bout. Je suis lasse d’avoir mal au cœur…, répète en boucles Kawthar, et avec elle je me sens asphyxiée, avec elle aussi le lecteur peut-être ? Faudrait-il, dans la traduction, couper pour alléger ces cercles qui se resserrent ? J’ai choisi de laisser le roman s’engouffrer dans la pensée lascive et tortueuse de cette société aisée, jusqu’à la nausée, et arriver au bout, où rien ne se dénoue.
Mathilde Chèvre

* Auteure, illustratrice et traductrice, Mathilde Chèvre dirige les éditions Le Port a jauni. Ici même paraît aux éditions Sindbad/Actes Sud.

Mathilde Chèvre
Le Matricule des Anges n°169 , janvier 2016.
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