Inspirée du récit de la famille des vendeurs d’alcool Bronfman ayant prospéré en Amérique durant la prohibition, l’histoire de Salomon Gurksy est proliférante comme la réserve d’un pub irlandais et acide comme du whisky à 55°. Non seulement y croise-t-on la vingtaine de membres qui ont composé la famille Gursky depuis cent cinquante ans – de Gideon à Isaac, en passant par le capitaine Al-Cohol, Ephraim, Bernard ou la belle Diana McClure née Morgan – mais surtout y explore-t-on tous les continents traversés par cette famille nomade et fantaisiste – de l’Arctique aux territoires du Nord-Ouest, en passant par Londres, New York, Washington et, bien sûr, « les milliers de bars qui, de Peggy’s Cove en Nouvelle-écosse à l’extrémité de l’île de Vancouver, soud(ent) le pays ».
Parmi eux « Le Caboose », bar de quartier et de ragots où se tient chaque dimanche un festival du steak et où ne cesse d’échouer le personnage principal du roman : un certain Moses Berger. Écrivain raté et alcoolique notoire, Moses n’a qu’un nom à la bouche, celui de Solomon Gursky. Père d’un de ses amis qu’il a une fois croisé sans d’ailleurs le reconnaître et dont il croit désormais reconnaître le visage dans celui des corbeaux, Salomon envoûte Moses depuis son enfance, au point qu’à 52 ans, « la vie étriquée qu’il mène s’est vidée de son potentiel à cause de sa fascination pour (Gursky) », pour le mystère que représente ce drôle d’oiseau noir qu’est le juif Solomon, un receleur d’alcool charismatique et intrépide qui semble avoir déjà dernière lui deux ou trois vies : « la meilleure revanche serait de vivre deux ou trois fois, (n’est-ce pas ?) ». Mais pour vivre à plusieurs reprises, encore faudrait-il savoir exister pleinement une première fois, ce que peine à faire Moses, éternel spectateur de son existence en dépression depuis qu’un de ses textes de fiction a été refusé par le New Yorker comme ceux de son vague poète de père, avant lui, l’avaient déjà tous été.
Côté scène donc, l’étonnante famille des Gursky ; côté coulisse, celle des amers Berger. Entre les deux, l’écriture de Mordecai Richler tisse un pont aux ramifications infiniment variées, faites d’anecdotes familiales et de rappels historiques, de descriptions satiriques des mœurs canadiennes et de dialogues aux limites de l’impensable, comme celui où Bernard Gursky, frère de Salomon, descend sa fermeture éclair et agite son pénis devant son fils Lionel pour lui faire comprendre qu’il n’a jamais trompé sa mère puisqu’« encore aujourd’hui, c’est la seule chatte assez bonne pour Bernard Gursky. Le respect. La dignité. Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, animal ! »
Telle une bouillabaisse très épicée et préparée par un ogre bourré d’appétits contradictoires, l’écriture de Richler mélange les sauces Pynchon, Dickens et Roth pour croquer tout et tous sur son passage, s’en prenant à la fois aux riches anglophones de Montréal, au caractère instable des jeunes filles de bonnes familles et à la susceptibilité des juifs (sa propre confession). À bien y regarder, ce n’est pourtant pas tant le goût de la provocation que le goût de la franchise amicale et libérée, la franchise de qui se moque autant de lui-même (écrivain, juif, et porté sur l’alcool) que des autres avec euphorie : en ce sens, il n’est pas étonnant que Michael Posner ait consacré à Richler une biographie intitulée The last honest man. À lire Salomon Gursky, on a finalement l’impression de discuter avec un ivrogne hilare, qui cracherait au monde ses quatre vérités tout en tanguant, bredouillant, en disant trop ou pas assez, perdant parfois le lecteur sur une vingtaine de pages pour le retrouver au hasard d’une question semblant avoir été posée là comme un cheveu sur la bouillabaisse : « Marcel Proust est mort, il avait seulement cinquante et un ans, qu’est-ce que ça te fait ? »
Certes, Mordecai Richler est loin d’être le seul grand auteur nord-américain à cultiver une tendresse pour l’archétype de l’alcoolique aux velléités littéraires (souvenons-nous du héros du Monde de Barney). Mais peut-être est-il en revanche un des écrivains ayant poussé ce principe le plus loin – au point que l’écriture même paraisse alcoolisée et hallucinatoire, de celle dont on s’abreuve sur 630 pages dans une extase boulimique et dont on se réveille quelques jours plus tard avec une sorte de gueule de bois, ayant oublié exactement ce qui au moment de la lecture s’était passé, se souvenant, en revanche, combien elle avait été une puissante partie de plaisir.
Blandine Rinkel
Solomon Gursky de MORDECAI RICHLER
Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné,
Éditions du sous-sol, 636 pages, 24 € (en librairie le 28/01)
Domaine étranger Suivons en dansant l’ombre de la nuit
janvier 2016 | Le Matricule des Anges n°169
| par
Blandine Rinkel
Cuisinant les névroses d’une famille sur plusieurs générations, l’écrivain canadien Mordecai Richler (1931-2001) signait avec Solomon Gurksy une enivrante épopée.
Un livre
Suivons en dansant l’ombre de la nuit
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°169
, janvier 2016.