Il arrive parfois que, se laissant guider par les audaces errantes du hasard ou par cet appel de l’inconnu qui est à la source de la poésie, on se retrouve dans un lieu où semble battre le cœur occulte de l’aventure, celle dont la poésie est la face perdue. C’est ce qui est arrivé à Bertrand Lacarelle – né en 1978 et auteur de deux passionnants essais consacrés à Jacques Vaché (2005) et à Arthur Cravan (2010, tous deux chez Grasset) – lorsqu’un jour de 2007, il a poussé la porte de la Taverne des ratés de l’aventure, un bistrot arborant une enseigne en forme de chimère : tête de lion, corps de chèvre, queue de serpent.
Sis rue Gît-le-Cœur, cette rue du vieux Paris où s’installèrent à la fin des années 50, les poètes de la Beat Generation – Ginsberg, Kerouac, Burroughs –, ce bistrot doit son nom à une expression du poète Stanislas Rodanski. Né en 1927, ce desperado – qui déserta après s’être engagé dans les commandos parachutistes de la Coloniale et connut l’exclusion du mouvement surréaliste pour « activité fractionnelle » – fut un poète des abîmes, un fiancé de l’Absolu qui rechercha désespérément l’être à travers les mythes et les mystères, avant d’être interné à 27 ans, dans un asile de Lyon où il mourut 27 ans plus tard, en 1981. C’est dans le sillage de ce raté sublime qui se savait « trop exigeant pour vivre », que nous entraîne le livre de Lacarelle. Un ouvrage qui a des allures de grande fresque mêlant habilement méditations et rêves, spéculations et prémonitions, urgence et aventure. Un livre qui est un appel à l’insurrection poétique contre notre monde de la civilisation du virtuel. Nous vivons cernés de « vivants-morts », nous dit Lacarelle, de zombies, car il n’y a que les zombies pour ne pas ressentir l’inquiétude, « l’intranquillité » devant le coma technologique de la pensée caractérisant notre temps. Une sorte de servitude volontaire contre laquelle il en appelle, par-delà la figure tutélaire de Rodanski, à tous les poètes foudroyés du XXe siècle, à tous les guérilleros de l’être qui savaient qu’aventure et littérature sont les deux faces d’une même pièce.
Défilent ainsi les spectres lumineux des « beats », de Cravan, Vaché, H.D. Thoreau, Gombrowicz, Lamarche-Vadel, Daumal, Debord, Dominique de Roux, Fritz Zorn… et les figures de F.J. Ossang, Manara, Baudouin de Bodinot… Des hommes pour qui « la marche en avant, en ligne droite, en rang, sous l’oriflamme du Progrès » ne rime à rien. Des esprits qui, voulant le règne de l’intelligence, acceptent qu’elle soit blessante. Qui revendiquent le droit de penser par et pour soi-même. Qui sont des adeptes de « l’Umour » et de « l’Hamour » à la Vaché. Des poètes qui conçoivent l’aventure comme quelque chose d’aléatoire, d’incontrôlable, de déraisonnable. Non pas l’aventure de l’homme d’action, qui sait où il va, commande son instinct, obéit à la raison, mais celle de celui qui navigue tous feux éteints, ne fait confiance qu’aux vertus secrètes et cachées du hasard, refuse, comme Cravan, de se civiliser. Des éveillés au cœur battant en lutte contre la contamination mortifère du néant. Des amoureux de l’improbable vivant dans l’urgence et comme en équilibre sur la devise de Rodanski : « Toujours droit et hors-la-loi ». Une manière de prouver l’identité de la poésie et de la vie dangereuse, de faire comprendre que rater « c’est jouer sa chance et relancer l’aventure », que tout échec contient sa poésie et que toute poésie « repose sur une forme d’échec, de tragique ». Qu’elle seule, la poésie, peut faire battre le cœur dans un monde d’images et de simulacres, et nous donner le courage de défendre le seul et dernier trésor, celui de la liberté d’agir et de penser – qu’il ne faut pas confondre avec la « liberté d’expression ». Oui, faire de la littérature une possibilité d’aventure, un antidote, une arme. « Le sabre cosaque ».
Richard Blin
LA TAVERNE DES RATÉS DE L’AVENTURE
DE BERTRAND LACARELLE
Pierre Guillaume de Roux, 240 pages, 22,90 €
Essais À chacun sa chimère
février 2016 | Le Matricule des Anges n°170
| par
Richard Blin
Pour réanimer le cœur d’un monde où les images tendent à prendre la place du réel, Bertrand Lacarelle prône l’usage immodéré des poètes aventuriers de l’être.
Un livre
À chacun sa chimère
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°170
, février 2016.