Quand j’ai reçu le message du Matricule des anges, me proposant d’écrire quelques mots autour d’Entre hommes, je me suis immédiatement déconnectée, espérant bien trouver un moyen de me défiler, et pensant même, s’il le fallait, avoir recours au fameux « je préférerais ne pas » ; pourtant, j’ai simplement répondu : « je serais ravie », pour le regretter aussitôt. Mais il me faudra cesser d’hésiter parce que, pour paraphraser Clarice Lispector – qui me vient curieusement à l’esprit en même temps que cette peur me tient – ce que je vais écrire est sans doute déjà inscrit en moi ; je dois « me décalquer aussi délicatement qu’un papillon blanc »1. Cette image ne vaudrait-elle pas également pour le traducteur – à peine visible, à demi transparent – dont la tâche serait de recopier patiemment un texte qui existe déjà « entre les lignes » de son original ?
Mais c’est assez bavardé, ventriloque. C’est assez de digressions, acrobate dont les torsions douloureuses se voudraient naturelles pour faire le pont entre deux langues. C’est assez de cette petite voix féminine et importune venue s’immiscer dans un texte consacré à un roman Entre hommes, où la femme est délibérément effacée, absente ou faite objet, comme pour le dénoncer dans le même mouvement. Pour dénoncer, surtout, un contexte de violence généralisée, une corruption qui se répand jusqu’à contaminer les couches sociales les moins protégées, condamnant les jeunes à un horizon aveugle, à une voie sans issue. Un contexte trouble ; une société au bord de la crise, que le roman préfigure. Entre hombres est un roman aussi implacable que la réalité qu’il décrit. Ce qui a fait dire à l’auteur que le livre a peut-être été, lors de sa parution, en 2001, une redondance de la réalité. Car, suite à un prix obtenu, il a rapidement disparu des librairies, éveillant toutefois un vif intérêt dans le milieu universitaire et littéraire, où il a continué de circuler sous forme de photocopies. Il sera réédité en 2013 par Edhasa.
Buenos Aires, fin des années 90. Cortez le Tucumano est chargé d’organiser une orgie pour un sénateur, un juge et un banquier. Pour mener à bien ce travail délicat, il choisit des filles extérieures à son environnement : Marilú et Dalila, deux travestis, et Yiyí, une jeune prostituée. Mais l’affaire tourne mal, alors que toute la scène a été enregistrée. La disparition de cette vidéo compromettante va faire cohabiter, au fil des pages, politiciens, flics, voleurs, travelos, maquereaux, ex-taulards et, au milieu, une bande de jeunes paumés. Une prose précise, incisive ; des personnages dont la morale est presque toujours douteuse, et le passé, souvent douloureux. Une narration multiple, un roman féroce dont le lecteur ne sort pas indemne mais qui, grâce à son humour, permet de supporter des situations narratives parfois à la limite du tolérable.
Quand je l’ai lu pour la première fois, en 2010, je me suis étonnée qu’un tel livre n’ait pas été traduit. Mais c’était, à l’époque, sans connaître son parcours, c’était surtout sans envisager les multiples difficultés que poserait sa traduction, c’était oublier Antoine Berman, qui, dans sa réflexion sur la traduction des œuvres latino-américaines, insiste sur la manière dont la langue vernaculaire résiste à « toute traduction directe », c’était sans compter le risque d’arrachement d’une langue à son sol natal – ici, les trottoirs de la périphérie, des marges –, pour la replanter, précaire, ailleurs ; mais où, et par quels moyens ? Toutes ces questions se sont posées pendant de longs mois, quand, quelques années plus tard, je me suis décidée à en proposer un extrait et que les éditions La dernière goutte ont accepté de se lancer dans l’aventure.
C’est alors, après avoir déchiffré, lu et relu, avec une admiration et une surprise toujours neuves, qu’il a fallu prendre une certaine distance avec la littéralité et tordre, modeler, violenter la langue pour qu’elle accueille l’oralité qui caractérise le roman. Au-delà des dialogues, le récit lui-même nécessitait souvent une accentuation, la traduction littérale gommant les aspérités, aplatissant les reliefs, ralentissant le rythme, effréné, de l’original. Mais la difficulté résidait surtout dans cette langue mixte, à mi-chemin entre la pègre et la loi, dans ces intonations multiples, marquées et contagieuses. Je lisais Entre hombres chaque soir avant d’aller me coucher pour que cette langue trouve un écho en moi, je le lisais le matin avant de balbutier la première version, proche de l’illisible, mais où, parfois, grâce à la puissance de l’œuvre, je croyais entendre résonner l’original. Parallèlement à ces lectures, je prenais des notes, repérant les focalisations, les répétitions, l’horreur, l’humour, la façon dont les personnages étaient traités, leur langage, leurs tics, comme une espèce de carte d’interprétation. Les versions se sont succédé, et la voix des personnages est venue peu à peu s’imposer à ma version, comme soufflée par le texte.
J’ai senti qu’il fallait maintenir un équilibre fragile : s’éloigner de l’original pour mieux le rejoindre, en même temps que revenir, incessamment, au texte, qui porte en lui, tel que l’a expliqué Walter Benjamin2, sa traduction. Nelly Guicherd
1 L’Heure de l’étoile (Éditions des Femmes, 1984)
2 La Tâche du traducteur. « La traduction est une forme. Pour la saisir comme telle, il faut revenir à l’original. Car c’est lui, par sa traductibilité, qui contient la loi de cette forme. » « Œuvres I » (Gallimard, 2000)
Traduction Nelly Guicherd
mars 2016 | Le Matricule des Anges n°171
Entre hommes, de Germán Maggiori
Un livre
Nelly Guicherd
Le Matricule des Anges n°171
, mars 2016.