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Essais L’équilibre du penser

mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173 | par Éric Dussert

Depuis Montaigne, l’être humain couche ses idées sous la forme de l’« essai ». Irène Langlet s’est appliquée à comprendre pourquoi.

L' Abeille et la balance : Penser l’essai

Sous le titre imagé de L’Abeille et la Balance, l’universitaire Irène Langlet donne une nouvelle édition de ses travaux consacrés à l’essai, une forme spécifique de publication imprimée que l’on peine à appréhender. Dérivé du latin exagium (« balance », puis « mesure » et « pesée sur un instrument »), le mot essai a fini par recouvrir des ouvrages où sont « mises à l’épreuve » des idées ordonnées, quitte à ce qu’elles ratent leur cible, ou à tâtonner dans « l’essaim d’idées » promu par Roland Barthes. Tandis que d’autres comme l’Allemand Wolfgang Müller-Funk imaginent que la suspension du jugement induite par l’essai peut relever d’un « tantrisme de la pensée ». Pour retrouver ce qui nous enchante chez Roger Caillois, Claudio Magris, Simon Leys, Paul Valéry, Virginia Woolf, Paul Ricœur, Gunther Anders ou Jean Starobinski, quelques explications…

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est exactement l’essai ?
On qualifie souvent l’essai d’anti-genre, voire de non-genre. Ça n’aide pas la définition, mais cela dit quelque chose de l’esprit. D’abord, c’est une forme non-fictionnelle. Cette limite me semble fondamentale. Écrire un essai consiste à exprimer ce qu’on pense, ou ce qu’on sait, ou ce qu’on voit, ou ce qu’on ressent, ou le plus souvent les quatre en même temps, mais pas sous forme de roman ou de traité ou de récit autobiographique. Sur cette base différentielle, l’essai se donne comme une forme littéraire libre, critique, personnelle. On approche bien l’essai quand on considère les virgules de la phrase précédente comme des relations d’interaction continue, dans toutes les combinaisons : libre parce que critique, personnel donc libre, critique donc personnel, libre donc critique… Cette intime interaction caractérise mieux l’essai qu’une définition comme « genre littéraire », qui sera toujours paradoxale avec un « anti-genre ».

À quel moment en situez-vous l’émergence ?
Avec Montaigne, en 1580, le premier à nommer ainsi un livre, réédité et augmenté sous le même en 1588. Cette paternité est si nette que la manière de Montaigne est perçue comme le genre chimiquement pur. Mais comme il se présente lui-même de façon oblique, oppositionnelle, différentielle, l’inauguration du genre est aussi celle du « non-genre » (avec un sous-entendu négatif, au début : c’est informe, ça n’a pas d’allure). Et pour compliquer le tout, un autre auteur majeur publie à son tour des essais en 1597. Mais Francis Bacon, en Angleterre, adopte un ton et une posture très différents de ceux de son prédécesseur. L’histoire des littératures et des idées fait le reste : on aime les « essais » très tôt, en Angleterre, alors qu’on choisit moins ce mot-là en France ; et voilà le genre perçu comme anglais, pendant trois bons siècles. L’essai a ainsi deux grands-pères : un Français et un Anglais. Un peu comme la science-fiction avec Jules Verne et H. G. Wells.

Quel est le rapport de l’essai avec la chronique, ce genre intermédiaire qui naît avec la grande presse du XIXe siècle ?
Ce sont des grands cousins ! Les Anglais implantent le mode d’écriture « par essai » au XVIIIe siècle dans les feuilles périodiques ancêtres de la presse d’idées. John Addison et Richard Steele surtout fondent The Spectator en 1711, avec un tel succès qu’on connaît dans toute l’Europe une vague d’imitations ; en France, c’est Marivaux qui lance Le Spectateur français (1721). La périodicité, la diversité des sujets et des styles, la sociabilité culturelle qui se développe entre l’auteur et son lecteur régulier accentuent la triple interaction dont on parlait plus haut : on parle bientôt de periodical essay. Le rôle crucial de ce support structure bientôt un type d’essais : la posture, le public, la lecture familière définissent un sous-genre. Voilà pourquoi on peut dire que l’essai et la chronique sont de la même famille.

Peut-on dire aussi que les grands rhétoriqueurs et la foule bigarrée des moralistes de toutes obédiences nous amenaient eux aussi à cette « belle parole » ?
Montaigne se posait plutôt en adversaire de la rhétorique, et ses essais se donnent comme une pensée, une écriture et une voix du naturel et du spontané, très loin d’une conception du style comme parole ornée. Cela ne l’empêche pas d’avoir un style, mais ce dernier vient à l’impromptu, sans respecter les ordres du discours, la hiérarchie des arguments, les grands modèles de composition. Sa liberté reste essentielle : une forme libre, donc/parce que personnelle, donc/parce que critique. Voilà pourquoi les moralistes peuvent s’y reconnaître, et l’avoir annoncé, à condition précisément de les voir comme une « foule bigarrée » plutôt que comme les tenants de telle ou telle doctrine.

Le XXe siècle n’a pas été en reste. Depuis Péguy jusqu’à Barthes, la littérature française a été marquée par la prééminence de l’essai…
Marielle Macé en a raconté magistralement l’histoire : le siècle dernier peut être vu comme « le temps de l’essai », en particulier parce que la littérature, l’écriture y restaient dotées d’une autorité symbolique qui leur permet d’avoir cette ambition. Car c’est bien d’une ambition, voire d’une utopie intellectuelle qu’il s’agit : conjoindre en un seul geste littéraire le savoir, la confidence, la critique, la culture, l’exactitude scientifique et le style. Les auteurs allemands, surtout, ont pensé et soutenu cette utopie, de Robert Musil à Theodor W. Adorno. En écrivant en 1958 que l’essai est « la forme critique par excellence », apte à « liquider l’opinion », ce dernier a des accents très proches de Barthes et de la « sémioclastie » que devaient accomplir les Mythologies. Accomplir la mission de la science, de la philosophie et de la critique en s’appuyant sur la prose littéraire.

Dans la sphère de l’essai, le pamphlet, l’évocation contemplative d’un sujet spécifique, le fruit d’une recherche en sciences sociales, parfois exprimé avec grand style, arborent-ils les mêmes codes ? Ont-ils la même fonction ?
Certainement pas. Ces facettes de l’essai n’en sont pas que des variations, elles engagent aussi des orientations différentes de la négociation essayiste (liberté, critique, caractère personnel). Le Québec des années 1970, par exemple, a passionnément pratiqué et pensé l’essai, car ses auteurs (Ricard, Vadeboncoeur, Belleau…) y cherchaient comment permettre au discours politique et polémique, à la « parole pamphlétaire » (Angenot) de tenir la bonne distance avec l’événement et de survivre littérairement aux affiliations partisanes de la Révolution tranquille. L’essai compte des auteurs parmi les scientifiques de la matière (Reeves), du vivant (Gould), des échanges (Forrester), des mœurs (Onfray)… Leurs codes sont différents parce que leurs milieux sont différents, comme diffèrent les enjeux d’une forme libre, critique et personnelle en astrophysique ou en économie.

Vous donnez la blogosphère comme une continuation de l’essai imprimé. Sans filtre et sans relais, l’essai peut-il encore faire sens ?
La blogosphère est surtout un terrain de publication numérique, que l’on pourrait comparer à une floraison d’auto-éditeurs, avec des degrés variables de sélection et de contrôle (je comprends comme ça ce que vous appelez « filtre »). Mais tout ce qui s’auto-édite n’a pas la même qualité, le même genre, et tout ce qui se publie dans les blogs n’est pas essayiste.
Ce que j’ai suggéré à la fin de mon livre, c’est que l’esprit de l’essai, et les formes qu’il peut prendre, se retrouvent aussi dans les terrains numériques, alors même qu’il est à peu près certain que ce « non-genre » ou anti-genre s’est épanoui dans ce que Debray a appelé la « graphosphère », où l’imaginaire du livre imprimé, du papier, de la page et du codex informe globalement l’écriture et la littérature. La blogosphère esquisse les contours d’un avenir de l’essai. Donc j’invite à fureter dans les carnets de chercheurs d’une plate-forme comme Hypotheses.org, les blogs de journalistes sur les sites des grands journaux, les sites personnels d’artistes. Ce sont des lieux symboliquement moins cadrés que la collection « Les essais », et où l’imaginaire du livre n’a pas une place dominante. Mais leur foisonnement de « carnet » permet à des essais de se cristalliser, et leur cadrage, pour être différent de celui de Gallimard, existe bel et bien. Je pense que ces usages, qui informent leurs formats numériques (d’écriture, de diffusion, de partage, de lecture) permettront de dessiner sans doute le prochain imaginaire-support de la forme essayiste : quelle exploitation de l’hypertexte, du réseau, de la parole en multitude ? quel rapport à l’image, au son ? quels usages de l’intermédialité ? Le photo-essay est un genre désormais reconnu, en plein essor. Ce sont des pistes pour suivre de près les avenirs de l’essai.

Avec Philippe Muray, Annie Le Brun ou Claudio Magris, l’essai littéraire semblait se l’être forgé cet avenir. Vous êtes optimiste ?
Le prix européen Charles-Veillon inspire une grande confiance en l’essai : Magris y voisine avec des linguistes, des historiens, des journalistes, des philosophes. En France on peut puiser des lectures dans le palmarès du Médicis essai, où voisinent Serres et Barnes, les deux premiers lauréats en 1985 et 1986, et Ferry, Plenel ou Didion. La « foule bigarrée » est bien là, tout comme le style, les prises de position personnelles, l’art et la manière des vues obliques : dans tous les titres de ces lauréats, et dans leurs livres, c’est toujours une culture entière qui se déploie, à partir d’un thème particulier saisi librement et d’une personne critique qui s’engage dans l’écriture. Le Bréviaire méditerranéen de Matvejevitch est ma dernière lecture en date ; de sa composition en triple éventail à ses lectures labyrinthiques, il me semble indiquer parfaitement ce qui fait un essai : les mille et une nuances culturelles qui fondent l’esprit critique, une adhésion de l’écriture à son objet qui forme cette confidence si particulière pouvant aller du « moi » évident au « je » discret, l’absence de volonté de tout dire qui tient la pensée à l’abri de l’esprit de système. Et par-dessus tout une valeur irréductible accordée à la culture et à son écriture.
Propos recueillis par Éric Dussert

L’Abeille et la balance. Penser l’essai d’Irène Langlet
Classiques Garnier, 376 pages, 39

L’équilibre du penser Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°173 , mai 2016.
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