Les ressemblances et les différences que l’on peut établir entre les deux totalitarismes que constituèrent le nazisme et le stalinisme ne cessent de diviser les historiens et les spécialistes de science politique. Il ne fait pas de doute cependant qu’une des originalités du système soviétique fut d’éliminer non seulement ses opposants mais même ses propres partisans. Alors que les camps nazis, dès 1933, enfermaient d’abord des communistes et des Juifs, seul le Goulag vit se succéder, de manière ininterrompue, les victimes et leurs bourreaux, à leur tour devenus victimes. Si le Russe blanc, adversaire des bolcheviques, pouvait envisager son arrestation comme politiquement logique sinon légitime, si le koulak (paysan jugé privilégié car il possédait quelques poules !) pouvait, en s’y efforçant, en concevoir le sens, le communiste fervent, lui, qui avait jusque-là sacrifié son existence à la construction de la neuve URSS, se retrouvait jeté dans l’incompréhensible, l’absurde désespérant.
Jacques Rossi, combattant actif de l’Internationale Communiste (son don des langues, en particulier, pouvait être mis à profit de la cause) participait à la Guerre d’Espagne lorsqu’il fut, en 1937, comme des dizaines de ses semblables, rappelé à Moscou de manière impromptue. Il obéit bien entendu. Mais c’était l’époque des purges et des grands procès : il fut accusé d’être un espion et envoyé au Goulag. Il y fut prisonnier pendant dix-sept ans avant de connaître, pendant sept ans encore, le régime de la relégation : sorte de prisonnier libre, déporté condamné à demeurer dans certaines villes proches des camps. Quand il fut enfin libéré, il s’attela à la tâche de composer son Manuel du Goulag (Le Cherche-midi éditeur, 1997), terrible et nécessaire encyclopédie de cet autre univers dont il était devenu, d’abord malgré lui puis avec une volonté déterminée d’accomplir cette tâche, un spécialiste. Il élabora également, avec la collaboration de Sophie Benech qui mettait en phrases ce qu’il lui dictait, n’étant pas assuré de la qualité de son français, des dizaines de courts récits : publiés en 2000 mais devenus introuvables, ils sont ici réunis dans cette édition dont il faut souligner la qualité.
Le titre, ironique, renvoie à la question, mêlée de remords, qui ne cessa de torturer Rossi durant toutes ces années : « Ainsi j’ai donc collaboré à tout ceci ? C’est une chose douloureuse à admettre. J’en ai encore honte aujourd’hui. » Il avoue en effet « avoir consacré toutes (ses) forces à faire triompher ce régime, non moins abject que celui des nazis, mais certainement plus hypocrite, et qui a duré six fois plus longtemps. » Il estime alors devoir témoigner en recherchant la plus grande précision, l’authenticité et la véracité. Nous ne pouvons nous empêcher de penser, en découvrant ces scènes condensées en quelques pages, en lisant ces dialogues comme rapportés en prise directe, aux superbes Récits de la Kolyma de Chalamov. On trouve chez Rossi la même attention aux détails, la même acuité descriptive ou analytique, le même humour douloureux, et surtout la même humanité, l’écoute attentive, l’empathie de celui qui estime ne pas devoir juger. Sur cette planète-là, en effet, « nul ne peut être sûr qu’il ne deviendra jamais un fouilleur d’ordures », quand la faim le pousse aux extrémités. Ou peut-être devra-t-il moucharder ? Ou alors se prostituer aux droits communs qui règnent sur les camps et les chantiers ? Qui sait s’il ne finira pas en guise de « vache » : le prisonnier que d’autres emmènent, lors de leur évasion, pour l’assassiner afin de se nourrir de son sang ou de ses entrailles si le besoin s’en fait sentir… Tous doivent apprendre la « toufta », la débrouille qui permet de survivre un mois, une semaine, un jour encore : celui-ci, par exemple, sait se planter « un clou entre les couilles » afin d’être conduit à l’infirmerie et d’éviter ainsi un transfert plus dangereux encore dans un autre camp. Les personnages, effroyables et pathétiques, se succèdent, les scènes se gravent avec force dans notre mémoire. Il s’agit bien, comme l’écrit Jean-Louis Panné dans sa préface, d’une « inlassable quête au fil de laquelle la mémoire appelle la mémoire » pour décrire au plus juste « ces situations où l’homme est dépossédé de son libre arbitre et impuissant face à la force brute ».
Thierry Cecille
Qu’elle Était belle, cette utopie ! DE Jacques Rossi
Avec la collaboration de Sophie Benech, Interférences, 205 p., 15 €
Domaine français La planète du grand mensonge
mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173
| par
Thierry Cecille
Instantanés, scènes et choses vues, courtes nouvelles aux dialogues vifs : Jacques Rossi nous plonge, avec ces « chroniques du Goulag », dans son cauchemar vécu.
Un livre
La planète du grand mensonge
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°173
, mai 2016.