Certes, il est un peu bourru, joue vieux garçon à vivre solitaire dans la maison de ses parents disparus. Certes, il grogne plus qu’il ne parle, a horreur d’être dérangé, aime prendre son temps, se fout de la hiérarchie, cultive une certaine bienveillance pour les petites gens, déteste l’injustice, farfouille tranquillement là où il ne devrait pas, dans le passé assez lointain par exemple. Il a l’étoffe d’un héros. Qui est-ce ? Maigret, le fameux commissaire du bon vieux Simenon ? Tout faux. Le flic qui nous intéresse ici, un certain Soneri, a deux particularités qui le distinguent du mythique personnage. La première, il fume le cigare et non pas la pipe (trop ringard ?). La deuxième (et non la seconde puisqu’en fait il y en a une troisième…), il n’a pas de bobonne à l’attendre sagement à la maison, la marmite sur le feu. Bien au contraire. Une diablesse nommée Angela lui saute dessus à l’improviste, en pleine enquête, sur les lieux du crime même, c’est excitant à l’extrême et il ne dit pas non. La troisième donc : Soneri est italien, tout comme l’auteur, Valerio Varesi, un journaliste diplômé en philosophie, avec à son actif pas moins de onze ouvrages mettant en scène le déjà fameux Soneri.
Personnage et écrivain ne nous embarquent pas sur les rives incertaines d’un canal du nord de la France (ou du sud de la Belgique), mais sur celles du Pô, tout en haut de la péninsule. N’empêche, rien qu’avec le titre de ses premières aventures traduites en français – Le Fleuve des brumes – nous sommes d’emblée plongés dans une ambiance de déliquescence.
Parlons du décor. Ciel plombé, brouillard épais, pluies diluviennes, étrangeté du paysage, entre plaine et marais. Les eaux débordent, le péril guette, les habitants fuient, laissant à l’abandon leurs maisons. Le Pô, le plus long fleuve d’Italie, inspire Valerio Varesi et semble lui céder son tempo, rythme tantôt calme tantôt impétueux, voire inquiétant, narration sinueuse tranchée de dialogues aussi graves que chargés d’humour, un méli-mélo gagnant.
Parlons des personnages. Il y a donc Soneri, appelé à devenir un nouveau Maigret, ses collègues en adoration, un procureur barbant, et les gens du fleuve, des vieux, ceux qui refusent de partir, de céder à la panique, qui connaissent les humeurs du Pô et ses bas-fonds comme leurs poches. Ce sont des teigneux, des rouges ou plutôt des ex – ici, jadis, le Parti communiste régnait avec force. Ils refusent l’exode, affrontent le danger, campent sur leurs secrets. Tous témoins, tous suspects, tous muets.
Parlons de l’intrigue. Dans ce théâtre de déluges, entre ombres et ténèbres, une barge dérive sans pilote à bord. Le batelier, lui qui faisait corps avec la bête, a disparu. Noyé ? Enfui ? Une seconde énigme attend le bon Soneri. Le frère du batelier est retrouvé mort. Tué ? Suicidé ? Notre flic n’a d’autre choix que de s’armer de patience et suivre son instinct : plonger en eaux troubles, dans le passé des deux frères qui appartenaient à la milice fasciste. « Aguerris par des années de clandestinité, ils avaient comme hissé un pont-levis pour se séparer du monde, l’un naviguant sur le Pô en solitaire, l’autre choisissant de vivre parmi des vieillards souffrants. » Mystérieux destins… Cinquante années ont passé, l’eau du Pô s’est écoulée, charriant ses colères sans jamais pour autant abandonner ses secrets. Le fleuve et ses gens n’ont pas pardonné les crimes des Chemises noires. Ils refusent l’oubli mais se terrent dans le silence…
Roman d’atmosphère, tout en sourde menace, Le Fleuve des brumes réveille d’obscures histoires, douleurs, rancœurs, jusqu’à faire émerger la vengeance. Et, magnanime, fait le lien entre le passé et notre présent.
Martine Laval
Le Fleuve des brumes
de Valerio Varesi
Traduit de l’italien par Sarah Amrani,
Agullo éditions, 316 pages, 21,50 €
Domaine étranger Fantômes à la dérive
mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173
| par
Martine Laval
Dans un polar à l’ambiance ouatée et moite comme le brouillard, Valerio Varesi réveille le passé fasciste de son pays, l’Italie.
Un livre
Fantômes à la dérive
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°173
, mai 2016.