Les jeunes éditions de l’Antilope ambitionnant « de publier des textes littéraires rendant compte de la richesse et des paradoxes des cultures juives sur les cinq continents », nous avons déjà signalé la publication du journal de Yitskhok Rudashevski (Entre les murs du ghetto de Wilno 1941-1943) et de récits de Sholem-Aleikhem (Guitel Pourishkevtish et autres héros dépités). Mais sans doute font-elles preuve d’un certain courage en éditant aujourd’hui ce roman, qui pourrait sembler, à première vue, scandaleusement provocateur et qui plus est d’un atroce mauvais goût. Qu’on en juge : alors que la Pologne actuelle est la proie, une fois de plus, de ses vieux démons nationalistes et réactionnaires, un écrivain qui, pour tout arranger, fut le conseiller de l’ultralibéral Premier ministre Donald Tusk, ose, dirons-nous, sortir du placard de l’Histoire non un mais des centaines de cadavres : ceux des Juifs assassinés à Varsovie pendant l’occupation allemande. Ajoutons à cela – comme le laisse deviner ce titre peut-être inutilement racoleur – que le modèle (l’intertexte !) semblerait être l’œuvre cinématographique de George A. Romero : sa célèbre Nuit des morts-vivants et, plus précisément, le deuxième opus de la série : Zombie. En effet, comme dans ce film, les Juifs, ici, une fois échappés des caves où ils pourrirent durant des décennies et revenus à la lumière du jour, semblent n’avoir qu’un désir : celui d’aller profiter, dans l’immense centre commercial Arkadia, qui fait l’orgueil de Varsovie, des charmes de la consommation, cédant à ces nouvelles sirènes que sont… les marques. Ajoutons à cela que le héros, carreleur de son état, est davantage préoccupé par sa libido ou son goût pour certaines substances qui mettent à mal sa lucidité que par la Shoah – et que face à lui vont se dresser « l’Affreux-Absolu » et sa bande de néonazis tentant à tout prix de lui dérober un talisman qui assure une sorte de toute-puissance…
Le pari, donc, pour le romancier était risqué – mais il est tenu avec panache. Dans ses meilleures pages, le récit fait penser à l’humour noir désespéré mais allègre d’un Edgar Hilsenrath ou, quand « l’Affreux-Absolu » se transforme progressivement en diable cornu, à certaines apparitions sataniques du Maître et Marguerite de Boulgakov. Nous ne sommes plus dans le Moscou soviétique mais dans la capitale d’une Pologne appartenant désormais à l’Union européenne et notre narrateur n’hésite pas devant des généralisations historico-sociologiques acerbes voire cyniques : dans le passé tout allait pour le mieux, on n’entendait pas ces Juifs, ils restaient discrètement enterrés, « des bulldozers sont passés, des ouvriers du bâtiment, des barres d’immeubles ont poussé, toutes ces années du communisme, la Pologne populaire et les gens marinés au sel ont pris leurs marques ici, la soûlographie, les westerns après le journal, le sexe simple et les jambes non épilées, le sommeil tranquille des pensionnés et des retraités, les plats non assaisonnés, la lessive qui sèche sur les balcons, et visiblement ils ne grattaient pas ». Désormais les Juifs grattent sous le sol avant de ressurgir, d’abord quelques-uns puis des centaines : serait-ce que l’Europe aurait mis à l’ordre du jour, parmi les milliers de pages de l’acquis communautaire, le retour du refoulé et la résurrection des assassinés ? Malheureusement pour elle, la Pologne est un immense cimetière de Juifs et certains ne sont pas pas encore passés dans l’autre monde : « Sous Varsovie, il n’y a plus que ceux pour qui ça cloche, qui sont souvent en état de choc. Il y en a qui sont incapables de se reprendre en main, d’autres qui en veulent à Dieu ou qui n’arrivent plus à se bouger. D’autres ont peur, t’imagines l’horreur, tout comprendre, ou pire, être obligé de pardonner. »
Nous n’ignorons pas qu’un antisémitisme paradoxal survit, aujourd’hui, en Pologne : d’aucuns dénoncent encore le pouvoir juif et ses complots. Dans les dernières pages, de nombreux citoyens viennent donc prêter main-forte aux néonazis car pour eux la menace s’est précisée : « A Varsovie, des cadavres juifs menacent des Polonais vivants » clament des blogs vengeurs ! Espérons que la haine, prompte à se réveiller, se contente d’un tel exutoire romanesque – et du rire, noir mais salvateur, voltairien, qu’Ostachowicz sait provoquer.
Thierry Cecille
La Nuit des Juifs-vivants,
d’Igor Ostachowicz, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, Éditions de l’Antilope, 334 pages, 22,50 €
Domaine étranger Le grand cimetière
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Thierry Cecille
Un jeune carreleur varsovien, anti-héros déboussolé, voit son appartement envahi par des cadavres de Juifs assassinés surgis de sa cave : un retour du refoulé drolatique et accusateur.
Un livre
Le grand cimetière
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.