L' Ours blanc N°12

Beaucoup de revues ronronnent, comme le chat, dans les poèmes enfantins de Jacques Roubaud, allongé sur un radiateur, ronronne et ron-ronne et ronronne…, jusqu’à ce qu’un enfant perspicace interrompe la lecture d’un « et puis quoi d’autre… ». L’Ours blanc, revue « irrégulière » dirigée par Hervé Laurent, est l’animal de cette suspension et de ce « quoi d’autre ». De format poche, agrafée, entre 24 et 32 pages, couverture colorée selon, chacune de ses publications est un one shot original, comme le bref essai D’abord, il y a la nécessité de Charles Reznikoff (N°2), le Laborintus II d’Edoardo Sanguinetti (N°6), Introduction à chou de Bénédicte Vilgrain (N°10), ou encore, de Christophe Rey, Bed and Breakfast à Vancouver (N°1). Mais elle ajoute aux textes publiés une petite contrainte ludique, systématique et encyclopédiste : que chaque numéro s’agrège nécessairement d’une phrase contenant le mot « ours blanc ». Un numéro affichait un ours blanc trouvé chez Chevillard, ici, dans le N°11 c’est John Updike qui évoque « quelqu’un qui déféquait sur une peau d’ours polaire », dans le 12, Duras dit avoir vu à la TV « une grande ourse sortir de dessous les glaces de l’Arctique ».
Jack Spicer, le grand poète de la côte californienne, fait un peu le bear ici. Selon l’expression gay, il présente, en alliant carrure et pilosité fournie d’un ours vrai, ses premiers papiers, charmant assemblage d’un journal, puis d’un dialogue. Son traducteur Éric Suchère précise qu’il s’agit « des deux derniers textes écrits par S. avant qu’il ne devienne réellement Spicer et n’entreprenne son premier vrai livre : d’après Lorca (1957) ». Écrits entre 55 et 56, alors que Spicer est à Boston, loin de ses amis et de sa ville (San Francisco), ils combinent autobiographie (drague homo, sexe, bar et boisson), esthétique nonsense anglo-saxonne et influences Dada, et joue avec le lecteur (références à Duncan, Pound, Williams, lui-même « professeur S. ») en un « galop d’essai autant que défouloir d’un poète à la recherche de sa voix ».
Dans le N°12, Carla Demierre a rendu les deux couvertures intérieures miroitantes et, entre les deux surfaces, logé les « vivants à l’abri », c’est-à-dire, un peu de ce que nous sommes en attendant de mourir. S’il « reste à savoir reconnaître un vivant d’un mort, et saisir la nature de la menace qui justifierait la construction d’un abri », rien n’empêche d’imaginer le voyage de deux femmes (vues sur une photographie) de dos face à la mer : « on retourne l’image comme dans un jeu de mémoire. Ciel bleu. Amoncellement de petits nuages denses. Un massif de montagne vert. Une baie et des baigneurs. Un paysage littoral. Falaises. Promontoire terreux. Herbe brûlée. Des femmes. Deux. De dos. »
E. L.
L’Ours blanc N° 11 : Jack Spicer,
Les Papiers d’Oliver Charming et N°12 : Carla Demierre, Les Vivants à l’abri, Héros-Limite, 5 € chaque