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Domaine étranger Eaux stagnantes

octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177 | par Camille Cloarec

D’un féminisme convaincu, doté d’une intrigue loufoque, Une comédie des erreurs de Nell Zink combat l’injustice et l’isolement.

Les grandes lignes d’Une comédie des erreurs, dont le titre rappelle singulièrement Sha-kespeare, font sourire. Nous sommes en pleine Virginie, au cœur des années 60. Peggy Vaillancourt, jeune étudiante lesbienne qui a vite « compris que son statut de fille était une méprise », tombe amoureuse de Lee Fleming, poète gay célèbre pour ses frasques. L’Université de Stillwater, qui lui a proposé une chaire, les réunit. C’est l’amour fou, le mariage, les enfants. Puis le couple improbable se dissout, Peggy fuit avec sa fille, laissant son fils à Lee. Elles empruntent l’identité d’une famille noire, les Brown, et se réfugient dans une cabane isolée. Les années passent, et les rebondissements romanesques s’enchaînent, tous plus improbables les uns que les autres.
Les êtres qui gravitent autour de cette famille décomposée sont marquants. En pleine galère financière, comme Lomax qui récupère des vers de terre pour les vendre, ou Flea experte en pouvoirs chamaniques, ils ont grandi trop vite. Les petits boulots et la drogue ont relégué leur jeunesse loin derrière eux. À peine 20 ans, et ils ont déjà échoué. L’écriture pleine d’autodérision de Nell Zink s’attaque à cette société pleine de paradoxes, marquée par le rejet et la superficialité. Le ségrégationnisme ambiant est tourné en ridicule. « Si on avait un ancêtre noir – dans toute l’histoire du monde, jusqu’à Cham, fils de Noé –, on était noir ». Peggy et sa fille, yeux bleus et cheveux fins, sont donc considérées comme appartenant à la communauté noire. Cette situation pour le moins cocasse s’explique par le fait qu’« il faut peut-être venir du Sud pour piger la notion de Noirs blonds ». La peinture de la condition féminine est également sans concession. L’infidélité notoire de Lee conduit au départ de Peggy, que la maternité n’avait pas vraiment épanouie. L’abandon de ses études, la déformation de son corps, le ménage et la cuisine sonnent plus comme des regrets que comme de la satisfaction.
L’ambition littéraire qui caractérise Lee atteint également Peggy, suscitant de la jalousie de part et d’autre. Découragée par son mari, cette dernière est pourtant obsédée par l’écriture. Isolée avec sa fille, elle s’imagine être « la Brontë des landes chaudes et propices à la malaria, la dramaturge du Great Dismal Swamp, le Marais du Grand Spleen ». Pétri d’allusions littéraires, son quotidien brasse Malaparte, Beckett et les grands noms américains. La décharge dans laquelle elle travaille est ainsi « à l’image de l’Enfer de Dante, organisée en cercles », et son accident de voiture une adaptation du « théâtre de la cruauté » défini par Artaud. La littérature semble être l’unique moyen pour Peggy de revendiquer son indépendance tout en se défaisant de l’oppression masculine qui a toujours pesé sur elle.
Face aux conventions tyranniques d’une société pleine de préjugés, l’imposture est une solution idéale. Changer de nom, mentir, se sauver sont autant d’alternatives que le roman propose pour contrer les destins tout tracés qui guettent les personnages. La nouvelle identité de Peggy, devenue Meg Brown, est une farce, un pied de nez à la morale puritaine américaine. « Il était tellement évident qu’elle ne pouvait rien être de ce qu’elle disait être – noire, hétéro, veuve éplorée d’un entomologiste. Mais non. Personne n’avait rien remarqué. » Elle en est même élue représentante de l’association des parents d’élèves.
Une comédie des erreurs est particulièrement attentive à la différence (de sexe, de couleur, de sexualité), tout en se jouant d’elle. « C’est quoi ta minorité ? », demande la fille de Peggy comme l’on se renseignerait sur une profession ou un âge. Nell Zink est une auteure prometteuse, qui décloisonne les genres et livre une réflexion mordante sur le couple, l’égalité et l’ambition. Elle représente avec une bonne humeur teintée d’ironie la Virginie, cet État qu’elle connaît bien pour y avoir grandi, tout en nous préparant, sans doute, « au monde à venir, au monde climatisé qui nous attend ».

Camille Cloarec

Une comédie des erreurs, de Nell Zink, traduit de l’américain par Charles Recoursé, Seuil, 304 pages, 20,50

Eaux stagnantes Par Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°177 , octobre 2016.
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