Il y a des gens qui observent les oiseaux, d’autres qui regardent les étoiles et d’autres comme moi qui observent les gens » : voilà comment Gerald Foos, gérant d’un motel près de Denver, résume sa petite entreprise perverse ayant consisté, pendant trente ans, à épier et à circonscrire par écrit les pratiques sexuelles de ses clients depuis un grenier aménagé, avec l’aide de sa compréhensive épouse, à cette fin. À cette fin et à celle, corrélative, d’à terme publier ses réflexions (sur l’amour, le sexe, la toilette, mais aussi sur un meurtre, auquel il prétend avoir assisté) en les communiquant au plus audacieux des grands reporters américains, celui qu’on considère tantôt comme le père du Nouveau journalisme, tantôt comme le fils croisé de Nellie Bly et de Truman Capote : Gay Talese. Le 7 janvier 1980, le dandy de la littérature du réel reçoit en effet une lettre anonyme prometteuse : « Je crois être en possession d’informations importantes qui pourraient vous être utiles (…) si vous souhaitez davantage d’information, ou si vous désirez venir voir mon motel et comment j’opère, contactez-moi ». Un mois plus tard les deux hommes se rencontrent.
C’est que le voyeurisme a quelque chose à voir avec la manière dont Gay Talese perçoit le journalisme, cette activité qui « permet de dépasser les limites de la retenue et fournit également une bonne excuse pour s’intéresser à la vie des autres et leur poser des questions (…) pouvant servir des intérêts personnels inavoués ». Parmi ceux-là, forcément, des intérêts sexuels. Incitant Talese, dans les années 80, à mener son enquête sur la révolution sexuelle en général et sur l’amour libre en particulier – qu’il pratique lui-même à Sandstone Retreat, résidence nudiste et échangiste, pour y récolter les informations nécessaires à écrire son Thy neighgbor’s wife. La fin littéraire justifie-t-elle ces sortes de moyens ?
Gerald Foos en est en tout cas convaincu, qui suite à cet essai voit en Gay Talese un miroir lettré, le correspond idéal pour confesser, sous couvert d’un anonymat qu’il ne rompra qu’en 2013, les résultats de sa propre enquête sexuelle spéciale, officiellement lancée sous des prétextes scientifiques. Car ce n’est pas comme voyeur mais bien plutôt comme « explorateur de la nature humaine » que Foos se perçoit lui-même, du haut de ce qu’il nomme son « laboratoire d’espionnage » d’où il observe, notamment, « la corrélation qui existe entre les sujets qui veulent que la lumière soit éteinte durant leurs ébats sexuels et leur profil social » ou bien que « 12 % des couples observés sont hautement sexués ; 62 % modérément sexués, 22 % peu sexués et 3 % pas sexués du tout ».
Homme du grenier pour homme du sous-sol, donc, Foos dresse ses observations sous les plafonds obscurs quand Gay Talese les récupère et les restitue dans les espaces troubles du bas ; voyeur et enquêteur faisant bien la paire, et ce moins pour partager quelque perversité dangereuse que pour fantasmer sur une étude sexuelle d’une forme rare. Dès le départ, c’est bien dans une optique narrative que Foos, visiblement plus graphomane qu’onaniste, construit son dispositif de voyeur, tenant dans son antre des dizaines de carnets intimes, dont on retrouve les pages dans le livre signé Talese. Des journaux souhaitant visiblement atteindre une qualité stylistique en même temps que scientifique ; des notes dont le sérieux notoire rend l’étrange entreprise à la fois déconcertante et touchante ; des pages où, somme toute, Foos apparaît moins comme un vieux monsieur dépravé que comme un enfant faisant consciencieusement ses devoirs libidineux, un gamin de 50 ans qui aime à se rappeler, entre deux descriptions de baises lesbiennes, avoir passé la moitié de son enfance sous les fenêtres de la chambre de sa tante Katheryn, modèle érotique absolu à ses yeux.
« Pourquoi étais-je devenu complice de ce projet à la fois étrange et répugnant ? », s’interroge naïvement Gay Talese. Puis il laisse la question en suspens, pour mieux nous laisser projeter une hypothèse : par goût des histoires interdites, peut-être, par désir pour cette fiction-réalité à la fois incroyable et peu crédible (plusieurs des faits sexuels notés par Le Voyeur, et notamment le meurtre auquel il aurait assisté en 1977, ont été par la suite démentis), par fascination pour ce narrateur tombé du ciel, cet inventeur d’un thriller inespéré dont Spielberg a d’ailleurs déjà acheté les droits, initiateur d’un ovni littéraire fascinant en ce sens où, si le texte est sûrement truffé d’inexactitudes, sa quatrième de couverture, elle, ne ment pas : « gênant, passionnant (…) roman ou enquête, vous n’avez jamais lu un tel livre. »
Blandine Rinkel
Le Motel du voyeur, de Gay Talese, traduit de l’américain par M. Cordillot et L. Bitoun,
éditions du Sous-Sol, 254 pages, 19 €
Domaine étranger Les rêveurs du motel
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
| par
Blandine Rinkel
Dans les années 60, Gerald Foos acheta un motel afin d’espionner les pratiques sexuelles de ses clients. Le journaliste Gay Talese recueillit ses confidences.
Un livre
Les rêveurs du motel
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.