Qu’importe l’histoire, l’action, les personnages, si l’écriture sait emporter. Non que ces trois composantes soient insignifiantes chez Amos Oz, mais on est dès les premières pages indéfectiblement happé par l’expressivité des sensations, la couleur et le degré de réalité des images, l’usage inventif de la langue pour faire appréhender au lecteur un univers. À cet égard, certainement la traductrice, Sylvie Cohen, y a mis autant de respect que d’inventivité.
Un étudiant désargenté, Shmuel Asch, va devoir abandonner ses études, en particulier son mémoire de maîtrise « Jésus dans la tradition juive » : il doit trouver d’urgence un job rémunérateur. Jusque-là rien que de très banal. Ce garçon grassouillet, asthmatique, qui cauchemarde avec Staline, s’enthousiasme en 1959 pour « les héros de la révolution cubaine » et s’est fait lâcher par sa petite amie, n’a pas grand-chose pour plaire. Il devient soudain « garçon de compagnie » pour le vieux et « difforme » Gershom Wald. Impossible de résister à telle entrée en matière, lorsqu’il pénètre dans le bureau de son futur mentor : « son front s’enfonçant dans les ténèbres telle la tête d’un fœtus s’engageant dans le col de l’utérus ». Ce qui n’a de rien de gratuit, signe d’une nouvelle naissance en ce roman d’initiation.
Le maître, pour le moins fantaisiste, mais aussi monstrueusement cultivé, qui n’est ni religieux ni révolutionnaire, embarque le disciple dans des controverses enflammées sur l’Histoire d’Israël, sur l’utopie et l’anti-utopie sionistes, sur les destinées arabes, sur l’historicité de Jésus. Tout en s’embarquant dans des réfutations discutables du darwinisme, des associations entre les mythes de Judas et du Juif errant : « Nous sommes tous des Judas », proclame-t-il. Quant à Shmuel, bien qu’athée, il aime autant Jésus que Judas, qui entendait « démontrer sa grandeur » en étant l’espion des Grands Prêtres, et fut « l’imprésario » de la crucifixion, le « fondateur de la religion chrétienne ». Notre piètre héros est fort actuel lorsqu’il évoque « les problèmes existentiels de l’État d’Israël : convertir un ennemi en amant, un fanatique en tolérant, un vengeur en allié »… Peut-être l’auteur, par ailleurs essayiste, se cache-t-il parmi ces deux voix, en une vigoureuse prise de position : « qu’ils se gardent les rédemptions avec les massacres, les croisades, les djihads, les goulags, les guerres de Gog et Démagogue ».
On devine que la joute intellectuelle, quoique nourrissante, ne suffira pas au jeune impétrant, qu’il sera bouleversé par une veuve qui partage la demeure du vieux lion, son beau-père. Dans les 45 ans, « pleinement consciente de sa féminité », Atalia Abravanel paraît inaccessible, malgré des soirées qu’elle lui accorde au cinéma, au restaurant, malgré la confidence sur son Micha tué de manière atroce par les Arabes, alors qu’il « frayait avec eux », puis brûlante…
Sans crainte d’une intrigue assez mince, le roman bruit d’images et d’humanité : le figuier et la pluie, « l’âme nue comme une montre dont on aurait ôté le verre », « deux peuples rongés par la haine et le fiel » ; pas une platitude dans cette alliance du récit psychologique et de la perspective historique et politique.
La beauté du dernier roman d’Amos Oz, partisan de la gauche sioniste et d’une solution à deux États (ce qui lui valut d’être traité en Judas), est toute mélancolique. Entre un vieil apôtre de la force d’Israël (Oz signifie force en hébreu) et un jeune qui doute et postule « l’Évangile selon Judas Iscariote », la destinée de deux traditions religieuses et d’un pays en formation se cristallise avec nuances. Le fils d’Amos Oz (né en 1939) étant, comme son personnage, asthmatique, il s’agit là d’un intime dialogue entre deux générations. Quel Judas saura démontrer la grandeur d’Israël ?
Thierry Guinhut
Judas, d’Amos Oz
Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen,
Gallimard, 352 pages, 21 €
Domaine étranger Histoire de traîtres
novembre 2016 | Le Matricule des Anges n°178
| par
Thierry Guinhut
Jérusalem, hiver 1959 : un huis clos en trio, miroir de la destinée d’Israël, par Amos Oz
Un livre
Histoire de traîtres
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°178
, novembre 2016.