Né en 1904, en Ukraine, Avot Yeshurun décide à l’âge de 21 ans d’émigrer en Palestine contre l’avis de ses parents, qui restés en Pologne, périront dans un camp d’extermination. En 1948, date de la création de l’État d’Israël, celui qui se nomme jusque-là Yekhiel Perlemuter, adopte le nom d’Avot Yeshurun. Comme l’explicite la traductrice, Bee Formentelli, malgré cette « double rupture délibérée d’avec le pays natal et la langue maternelle », le désir reste ancré en lui de « retrouver, mais comme principe de fécondation d’une patrie seconde, le lien spirituel d’une enfance dont il a tout fait pour s’éloigner ». Lien dont, le yiddish, la langue maternelle est garante, mais aussi et surtout, l’hébreu, qu’il réécrit à sa manière : les mots empruntés au yiddish, au polonais, à l’arabe confèrent à la langue sa part d’altérité. Ce croisement linguistique est au principe même d’une « poétique singulière ». Ainsi, écrit-il : « Mon hébreu, c’est ce que j’ai ramassé en chemin. »
Porteuse d’un « hors-texte tragique implicite », la langue d’Yeshurun, à la fois fragmentée et fragmentaire, comme ponctuée de silences, témoigne à travers Trente pages, de l’« abîme amer » que sont l’oubli et la disparition. Ce qui revit ici, une liasse de lettres envoyées par sa famille, et retrouvées par l’auteur dans ses tiroirs, ravive le passé enfoui mais non moins présent, quoique toujours évoqué d’une manière elliptique : le rappel des lettres en partie retranscrites, les citations bibliques qui scandent çà et là le corps du texte, ou encore les mots que le poète se dit à lui-même en une sorte de méditation inquiète. Trente pages fait entendre par sa polyphonie, et quelles que soient les voix qui s’élèvent, un seul et même chant. Un même mouvement se dessine : présent et passé dialoguent tout à la fois. Ainsi, le fils entend-il enfin sa mère lui demander réponse à ses lettres, en le priant de ne pas l’oublier. Ces mots d’hier, enchevêtrés aux allusions bibliques, ajoutent à la tension qui traverse l’évocation de ce monde disparu. C’est donc par la parole et la musicalité de la langue que la transfiguration opère. Ces lettres dès lors ne sont plus tout à fait identiques à ce qu’elles étaient. Demeurées à l’écart, et devenues motif de l’écriture, elles seront désormais les « lettres des morts ». Pourtant, « Enfin presque cessé le bruissement des lettres, longues et courtes : / libérées, elles vont retourner / avec ce yiddish / à la liasse. / Se sont écorcées comme oranges à la lisière de l’été. »
Emmanuelle Rodrigues
Trente pages, d’Avot Yeshurun
Traduit de l’hébreu par Bee Formentelli,
Éditions de l’Éclat, 102 pages, 10 €
Poésie Le deuil infini
novembre 2016 | Le Matricule des Anges n°178
| par
Emmanuelle Rodrigues
Paru en 1964, Trente pages rappelle la voix trop méconnue d’Avot Yeshurun qui se considérait lui-même comme un étranger dans sa propre langue.
Un livre
Le deuil infini
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°178
, novembre 2016.