Après Le Livre de Jon (Actes Sud, 2012), consacré à son père absent, héroïnomane et alcoolique, Eleni Sikelianos poursuit sa fresque familiale avec un recueil inclassable. Les personnages y sont explosifs. Parmi eux, « des morphinomanes et des héroïnomanes, des réfugiés, des comtes ioniens, une des plus riches familles des États-Unis ayant dilapidé sa fortune en essayant de ressusciter le théâtre grec antique, des Juifs lituaniens ». Mais la figure centrale est bien celle à qui est dédié l’ouvrage : Helene Pappamarkou, dite aussi Melanie la Danseuse Serpent, ou encore la Fille Léopard, grand-mère de l’auteure. Cette femme, « la plus coriace et la plus intransigeante à avoir jamais mangé du bois et mâché des clous sur cette Terre », danseuse sulfureuse, mère négligente, épouse infidèle, a connu un destin chaotique et pour le moins atypique. Ses cinq maris (Al, Pete le truand honnête, Lee l’aviateur, Paul le nain, et enfin un prêtre baptiste noir), ses employeurs (le Moulin Rouge de Denver et le Club des Sept Mers) et ses trois filles n’en sont qu’un infime aperçu.
« Dans la tradition des déesses de la fertilité, des danseuses du temple, et des catins sacrées, ma grand-mère s’inscrivit », précise Eleni Sikelianos. Cherchant à approcher ce qu’elle était, la poète mélange avec tendresse vieilles photographies, archives, interviews et manuscrits. Ce débordement de matériaux participe à la construction d’une véritable mythologie familiale, où les lares et autres tablettes d’envoûtement font de brèves apparitions. L’hétérogénéité d’une telle vie, pétrie de contradictions, d’anecdotes et de bouleversements, est restituée par des typographies changeantes et des registres instables. Chaque nouvelle entreprise (vente de produits diététiques, d’accessoires pour géologues, d’essence) « était marquée du sceau de l’espoir puis s’achevait lamentablement ». Chaque événement, qu’il soit grandiose ou misérable, est augmenté par une image, un article de journal, une chanson. Ce joyeux collage annule toute perspective biographique linéaire, et rend compte poétiquement d’une vie fragile et audacieuse.
Animale machine est tout à la fois un témoignage, un tribut et une quête. La grand-mère d’Eleni représente un passé rongé par l’oubli et la perte, comme un « tapis roulant infini qui jamais ne revient à son point de départ ». L’écriture explosive de l’auteure, qui oscille entre trouvailles et souvenirs, parvient à rattraper de justesse cette femme insaisissable, réfractant sa course, ses angoisses, son génie.
Camille Cloarec
Animale machine, La Grecque prodige, d’Eleni Sikelianos, traduit de l’américain par Claro, Actes Sud, 280 pages, 22 €
Domaine français Le livre de melanie
février 2017 | Le Matricule des Anges n°180
| par
Camille Cloarec
Entre poésie, biographie et documentaire, Eleni Sikelianos rend un vibrant hommage à sa grand-mère, sous la forme d’un étonnant cut-up littéraire.
Un livre
Le livre de melanie
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°180
, février 2017.