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Domaine étranger Voix de passage

mai 2017 | Le Matricule des Anges n°183 | par Sophie Deltin

Entre poésie et politique, Dorothee Elmiger puise dans le désordre du monde la matière d’un objet littéraire déroutant mais aigu sur les frontières, les migrations et les réfugiés.

La Société des abeilles

Auteure d’un premier roman Einladung an die Waghalsigen (non encore traduit) couronné du prix Ingeborg Bachmann en 2010, Dorothee Elmiger, née en 1985 en Suisse, confirme son entrée fracassante sur la scène des lettres allemandes : d’ailleurs, La Société des abeilles ne commence-t-il pas sur l’« effondre(ment) de la montagne européenne » ? : « les sommets se brisaient sous mes yeux (…) une explosion soudaine ébranlait les Alpes, lentement et en silence j’ai vu les cimes, les arêtes, descendre dans ma direction » raconte « la traductrice », qui des heures plus tard, peine encore à se remettre de ce cauchemar : « qu’annonçait-on, que cela impliquait-il ? » Le livre finira également par l’image de la chute d’un corps depuis le toit d’un immeuble. Entre ces deux motifs – l’effondrement et la gravitation – qui hantent de bout en bout ce roman déjà distingué par plusieurs prix suisses, il sera question de frontières, d’appartenance, de précarité, de solitude, mais aussi du sommeil, de l’art et de la mort. Soit, du monde tel que nous le racontent dans ses bigarrures et son inexorable violence, cinq personnages principaux dont les voix se chevauchent, s’ignorent, s’interrompent, se rejoignent, voire dialoguent, dans un flux discontinu et perpétuel. Comme si à travers cette nomadisation apparemment aléatoire de la parole entre les narrateurs-témoins que sont « A.L. Erika », « le logisticien », « la traductrice », « Fortunat Boll » et « l’écrivaine », il s’agissait avant tout d’assurer la « relève » du langage, son passage de relais par-delà les éclats dissonants du réel.
Autant le reconnaître d’emblée, il est facile de perdre le fil de ce récit à la complexité parfois désordonnée à force de digressions et d’intrications mais dont le rythme heurté, régulièrement détourné par l’aventure du réel, avec ses rencontres et ses hasards, suffit à arrimer notre curiosité, jusqu’à créer par moments l’étrange sensation de naviguer en suspens, entre éveil et rêve. Dans ce dispositif expérimental où chaque protagoniste est une sorte d’arpenteur du monde – des États-Unis à l’Europe –, de voyeur et d’enregistreur de ses impressions et visions, la résurgence de souvenirs ou l’accumulation d’instantanés devient la source d’une réflexion stimulante sur la langue, le corps, l’identité et les formes possibles de vie en commun (inspirées du modèle des abeilles ou de l’utopie fouriériste du français Victor Considerant).
Le désir d’hétérogénéité, comme pour dire qu’il ne peut y avoir de lieu unique de la vérité dans la parole, la conscience aiguisée de ce qui met en lien et sépare, on les trouvera au détour de chaque paragraphe. Dans l’esprit d’un Rolf Dieter Brinkmann qu’elle prend soin de citer en exergue, Dorothee Elmiger nous met en situation de partager directement ces regards kaléidoscopiques en élaborant une écriture fragmentée, poreuse et polyphonique, et un art du montage qui parvient à entrelacer, sur un même plan et comme hors frontière, citations (Whitman, Shakespeare, Bebi Suso), références artistiques (Géricault, Delacroix mais surtout – omniprésente – l’œuvre du plasticien hollandais Bas Jan Ader), histoires inventées et faits divers tirés d’informations entendues dans les médias.
Le logisticien par exemple, spécialisé dans l’import-export des marchandises, passe son temps à errer dans les villes et les gares nocturnes, quand ce n’est pas entre les quatre murs de sa chambre. Pour cet insomniaque compulsif, l’absence de repos en vient à lui faire voir la réalité « sans filtre ». Au fil du temps, ses pensées deviennent décousues, aucune ne « finit » jamais, c’est la folie – la perte de possession de ses propres frontières – qui le guette. A.L. Erika, quant à elle, raconte son séjour à Los Angeles duquel elle a rapporté des reportages sur les innombrables migrants qu’elle a rencontrés ou vus chercher un peu de repos sur les pick-up et les bancs devant la Côte pacifique – à bout de force, une fois qu’ils ont réussi à franchir la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Le sommeil – comme « constante anthropologique » – est d’ailleurs l’un des grands thèmes, l’axiome de départ pour ainsi dire, du livre d’Elmiger qui donne au terme « Schlafgänger » [Locataires de lit] son titre en allemand. Tels ces « locataires de lit », ainsi désignés dans le contexte de croissance exponentielle des grandes villes du XIXe siècle pour rendre compte de la masse d’arrivants – de jeunes travailleurs célibataires – qui n’avaient alors pas les moyens de se payer un logement et louaient un lit juste pour quelques heures, tout le monde aujourd’hui encore ne dispose pas d’un abri sûr qui lui permette de « se débarrasser de son corps la nuit ». À l’heure de l’accélération vertigineuse de la marchandisation des échanges derrière lesquels l’individu disparaît toujours davantage, les « locataires de lit » ont certes un nouveau visage, une nouvelle désignation : roms, réfugiés, clandestins, naufragés, migrants, demandeurs d’asile, mais le même malheur, d’exil ou de misère, plane sur ces « existences en fuite » réduites elles aussi au même état de veille permanent, de vulnérabilité extrême, avec son lot d’angoisses inouïes – qu’elles errent « comme une ombre ou une silhouette dans le champ de la caméra thermique », se terrent dans la peur au fin fond des cales d’un container ; qu’elles soient soumises aux coups de matraque d’un policier ou placées en détention. Outre le pouvoir de disposer d’une personne par la force – cette force capable de faire de quiconque qui lui est soumis une chose, voire, en sa logique ultime, un cadavre (Simone Weil, citée elle aussi en exergue) –, c’est le fait d’aller jusqu’à s’infliger soi-même des violences qui pose question. Comme se poncer la pulpe des doigts contre un mur râpeux pour rendre ses empreintes digitales illisibles et retarder son identification (la peau ne se régénérant qu’au bout de deux à trois semaines). « Il y a là, commente « le journaliste », une tentative de faire disparaître le corps, de se faire disparaître, en quelque sorte, ne serait-ce que provisoirement, le temps de traverser une frontière, ainsi ces gens finissent par agir conformément à ce qu’on attend d’eux, de leur plein gré et au millimètre près. »
Face à cette réalité d’une brutalité dramatique, traversée en permanence par des histoires invisibles, inaudibles, quel peut être le pouvoir de la littérature ? L’« écrivaine » parle de la difficulté qu’elle éprouve à faire du sort « affligeant » des migrants « son capital de production » – elle finira par renoncer à écrire sur eux. Sans prétendre « imaginer ce que d’autres vivent ou ressentent », le « journaliste » quant à lui, revendique du moins de « profondément s’y intéresser ». Avec une inventivité à la fois poétique et engagée qui prend à rebours les réflexes d’exclusion et les jugements érigés en remparts, Dorothee Elmiger propose une façon originale d’appréhender ce réel à fragmentations multiples, afin d’en réverbérer les rumeurs, les échos, d’en dévoiler les fantômes et les hantises. Non sans y invoquer la matière d’une grammaire commune et émancipatrice, celle d’un humanisme qui nous lierait, nous relierait, et nous obligerait.

Sophie Deltin

La Société des abeilles, de Dorothee Elmiger
Traduit de l’allemand par Lila Van Huyen
Éditions d’En bas, 148 pages, 14

Voix de passage Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°183 , mai 2017.
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