Depuis des années, c’est notre rituel, Juan vient me retrouver à Paris. Nous parlons longuement, les silences sont paisibles, nous sommes ensemble, ensemble nous vivons même séparés, je traduis les pages qu’il écrit, il écrit, me dit-il, sachant que je vais penser non pas comme lui, mais avec lui, que je prendrai ses mots pour les retourner comme un gant, identique à l’endroit ou à l’envers pour l’essentiel, mais s’harmonisant ainsi retourné avec la couleur d’un vêtement que lui-même ne saurait porter, il ne peut pas écrire en français bien qu’il le parle parfaitement, avec un fort accent ; dans l’écriture, cet accent provoque un malaise syntaxique, écriture rocaille, il lance sa phrase comme s’il ne s’entendait pas, n’entendait pas le déroulement des mots qu’il trace, alors que dans sa langue il révère cadences et balancements, les cassures qui se relèvent très vite de leurs dégâts et s’enchâssent dans des sonorités poétiques, une assonance ou bien une rime pleine, Juan en insère par-ci par-là, le plus souvent des emprunts, il faut les connaître pour reconnaître, des vers de Góngora, le poète briseur de syntaxe et dénigré pour avoir écrit en jargongora, et la phrase repart, pas un seul point où se poser, seulement des deux-points qui ne précèdent aucune énumération, ni citation, ni explication, comme le voudrait le bien-parlé. Et pas de verbes conjugués, seulement des gérondifs, une forme qui, en espagnol, dit avant tout le temps, un temps qui n’en finit pas de se mordre la queue ; forme accentuée sur l’avant-dernière syllabe – saliendo, esperando –, laissant espace à la sonorité finale, et non sur la dernière, comme le gérondif français, à résonance nasale appuyée. Traduits donc, ces gérondifs, par des infinitifs : un mode achronique, mutilant le terme original d’une bonne moitié de sens, mais comme aucune durée n’y est prévue, on a toute liberté d’en mettre autant qu’on en veut. Du moins, c’est ainsi que j’ai raisonné en me donnant raison. C’était le premier roman de Juan que je traduisais : Don Julian.
Pour le reste, s’accrocher au rythme de la phrase – « Dis ce que tu voudras, me répète Juan depuis plus de quarante ans, du moment qu’il y a du rythme ». Même quand le sens global de la page, des pages échappe – comme ce fut le cas dans bien des chapitres des Vertus de l’oiseau solitaire –, s’en tenir aux mots, suite de mots signifiants, sans chercher à comprendre, ne jamais lire un livre de Juan avant de le traduire, oublier toute forme d’analyse universitaire, patienter jusqu’à ce que le texte, peu à peu, se reconstitue pour un lecteur autre. Penser à cet autre en permanence. Respect du texte, respect du lecteur : trouver la bonne mesure. Ne pas hésiter à transformer, si nécessaire, pour une meilleure adéquation au sens. Par exemple, l’hymne de la Légion espagnole qui a tant fait pour la victoire franquiste durant la guerre civile, et utilisé par Goytisolo dans un contexte de dérision, devenu en français un amalgame de « Mon...
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Juan Goytisolo
Traduire Juan Goytisolo
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
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