De livre en livre, à l’écart de tout tapage médiatique, l’œuvre singulière de Juan Goytisolo s’impose sans nul doute comme l’une des plus importantes et des plus exigeantes de notre temps. L’une des plus inclassables, aussi, ne serait-ce que par la multiplicité des registres traversés : une quinzaine de romans, avant tout, dont ces chefs-d’œuvre que sont Don Julian (1971), Juan sans terre (1977), Paysages après la bataille (1985), La Longue Vie des Marx (1995), Etat de siège (1999) ; des récits autobiographiques, plus ou moins transposés, où l’on distinguera l’extraordinaire Pièces d’identité (1968) ; une réflexion critique d’envergure, sur des grands textes d’hier et d’aujourd’hui (L’Arbre de la littérature, 1990 ; La Forêt de l’écriture, 1997), incluant l’exhumation et la résurrection de ce que la culture espagnole officielle a longtemps occulté (sa veine hétérodoxe, ses sources juives et musulmanes refoulées) ; une méditation érudite et poétique sur la spiritualité arabo-musulmane ancienne, et ses résonances souterraines, largement méconnues par la doxa historique ; des témoignages politiques « engagés » (sur l’injustice subie par le peuple palestinien, la violence meurtrière en Algérie, la guerre en Bosnie) ; des interventions journalistiques ponctuelles, percutantes, liées à l’actualité – désignant, à chaque fois, le non-dit de la pensée hégémonique mondialisée.
Quelle cohérence, dans tout cela ? Quelques partis-pris constants, repris et développés d’un livre à l’autre. Le refus de tout conformisme, de toute bien-pensance, de tout esprit d’orthodoxie. Le combat obstiné mené contre les replis identitaires et les logiques de purification (dont le modèle matriciel, pour lui, est l’Espagne de la « pureté du sang »). L’incorrection (tant politique que sexuelle) revendiquée et posée comme principe de lucidité. S’il existe dans cette œuvre une veine homosexuelle insistante, par exemple, elle se situe manifestement aux antipodes des bavardages conventionnels et inoffensifs d’une « communauté gay » bien-pensante, normalisée, conjugalisée, et se rattacherait plutôt à la constellation de ceux qui en ont affirmé sans détour la dimension de défi ou de transgression (Genet, Pasolini, Fassbinder)…
Ou encore : la résistance active à la sous-culture médiatique et à l’uniformisation des goûts imposées par la dictature du marché (Goytisolo distingue ainsi radicalement les authentiques romans, voués à bousculer les codes, jamais prévus au programme, de ces « productions éditoriales » courantes et formatées dont nous sommes submergés : entre ces deux types de « romans », à ses yeux, aucune conciliation possible). La volonté, enfin, de relier l’expérience de la modernité, notamment dans l’invention de formes romanesques inédites, complexes, déstabilisantes, au désenfouissement et à la réactivation de ce que le passé nous a légué de plus brûlant – à commencer, en ce qui le concerne, par le grand héritage toujours fécond de Cervantès. Les vrais...
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Juan Goytisolo
Juan Goytisolo, l’hérétique
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
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