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Domaine étranger Creuser et habiter son histoire

juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184 | par Sophie Deltin

Confronté aux zones d’ombre de sa famille, Sacha Batthyany entreprend dans un récit-enquête de définir son juste rapport avec une mémoire occultée.

Mais en quoi suis-je donc concerné ?

Elfriede Jelinek en avait fait une pièce rageuse : L’Ange exterminateur revenait sur Rechnitz, ce village du Burgenland, près de la frontière austro-hongroise, où dans la nuit du 24 mars 1945, peu avant l’arrivée des troupes soviétiques, eut lieu l’un des pires massacres de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une soirée festive dans un château appartenant à une jeune comtesse ; tous les dignitaires nazis de la localité sont présents. Cette nuit-là, au moins 180 Juifs hongrois – réquisitionnés pour la construction de bunkers contre les bombardements alliés – seront assassinés par des invités, sans que jamais ne soient retrouvés les corps des victimes, ni jugés les coupables. Cette histoire sordide, qui met en cause son nom de famille, soit l’un des noms les plus célèbres de la monarchie de Hongrie, Sacha Batthyani la découvre par hasard, un jour de 2007, alors qu’une collègue du journal pour lequel il travaille, lui dépose un article sur son bureau : « Dis donc, tu en as, une de ces familles ! » Celle qui a hébergé la fête nazie n’est rien d’autre que sa grand-tante par alliance : Margit Thyssen-Batthyani (petite fille de l’industriel allemand August Thyssen, l’un des soutiens financiers d’Hitler).
C’est alors toute la question de la transmission du passé, avec sa part d’innommé, de refoulé, qui tombe sur les épaules de l’auteur, né et grandi en Suisse, aujourd’hui correspondant de presse à Washington. « Qu’est-ce qui se joue » pour lui dans cette histoire qui remonte à près de soixante-dix ans ? Né du désir de comprendre, le travail distancié du journaliste finit par devenir une quête des origines qui va l’absorber sept années durant, le conduisant de Hongrie à Buenos Aires en passant par la Sibérie jusqu’au divan d’un psychanalyste : « Il manquait toujours quelque chose, confie-t-il. Ce monde sans nuage où j’évoluais, aussi impeccable que les polos blancs que je portais en relevant le col au milieu des années quatre-vingt, n’était pas le mien. »
Pour mener à bien ce travail de fouille, l’auteur part notamment sur les traces du calvaire subi par son grand-père, déporté à la fin de la guerre dans le Goulag de Sibérie. Un voyage effectué aux côtés de son propre père, triste et taiseux, qui a fui la Hongrie avant de tout « recommencer à zéro » en Suisse – ce « lieu amnésique » –, et à l’issue duquel le fils désamorce les raisons de sa colère contre lui – « Trop d’obstacles lui obstruaient la vue et encombraient le chemin qui menait jusqu’à moi ».
Au fil de l’enquête, de nombreuses questions restent sans réponse, entre autres sur l’explication à donner au mutisme des habitants de Rechnitz, que rend impossible la disparition des derniers témoins, autant qu’à l’attitude de la part de la majorité des membres de sa famille qui par déni ou stratégie d’occultation assumée ont choisi de fermer les yeux sur la responsabilité, de près ou de loin, de leur parente dans ces exactions. « Chacun a sa propre version de l’histoire » s’irrite le narrateur. Hanté par les non-dits et la falsification de la vérité, le récit se présente précisément comme une mise en abîme narrative sur « Le contrôle qu’on exerce sur l’histoire et la manière dont elle doit être racontée ». « Qui décide de ce qui est vrai et de ce qui est faux ? Qui décide de la version définitive de l’histoire ? » s’interrogeait déjà dans ses souvenirs sa grand-mère Maritta, qui a passé la fin de la guerre dans les catacombes de Buda, et dont l’existence si intimement liée à celle d’Agnès, la fille de l’épicier juif du village de son enfance, rescapée d’Auschwitz, sera minée par le poison d’un crime étouffé…
L’intérêt de ce qui pourrait être vu comme un énième texte sur la quête d’une mémoire pleine d’embûches mais nécessaire pour se construire un passé habitable tient au télescopage d’histoires dans l’espace et le temps dont le narrateur se fait le miroir. S’y révèle un tableau des drames de la Hongrie de la guerre et de l’après-guerre à travers des destins emportés l’heure venue dans les décombres de l’Histoire. Consultation d’archives, souvenirs elliptiques, lecture de journaux intimes, imagination de dialogues fictifs : l’écrivain brasse autant qu’il recompose la matérialité de son héritage. Même si affleure ici ou là un brin de complaisance dans sa propre mise en scène en tant que petit-fils, fils ou père de famille, Sacha Batthyani a le mérite de ne pas limiter son propos à une question de filiation personnelle. Du moins, il l’élargit jusqu’à dégager une perspective plus éthique, voire politique : qu’est-ce qu’hériter, sinon chercher à construire les possibilités de sa liberté. À restaurer une identité, un « centre de gravité » qui soit non plus un poids mort mais un appui, un levier, pour sortir de soi et ouvrir grand les horizons.

Sophie Deltin

Mais en quoi suis-je donc concerné ?,
de Sacha Batthyany
Traduit de l’allemand par Niels
Christopher, Gallimard, 304 pages, 22

Creuser et habiter son histoire Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°184 , juin 2017.
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