Alexandre Vialatte partage avec son ami Chaval – mais aussi avec Jacques Tati ou Federico Fellini – ce génie particulier d’avaler le réel pour le faire sien. Devant tel titre du journal Le Monde « François Bayrou relance le mouvement démocrate » on se dit aussitôt « c’est du Chaval » en imaginant le dessin d’un quidam chauve au nez carré transformé en discobole ; devant une machine à café au fonctionnement aussi sonore que compliqué on se dit « c’est du Tati » quand la boisson coule sur vos chaussures ; comme on se dit « c’est du Fellini » en observant l’humanité dénudée grouillant sur la plage d’une station balnéaire ou se serrant dans les transports en commun aux heures de pointe. Pour Vialatte, c’est du côté des éditocrates, des penseurs de télévision, des spécialistes de la question qu’il faut se tourner pour que son spectre apparaisse derrière ces animaux tristes du cirque médiatique : « où serait le plaisir sans la mauvaise foi ? »
Vialatte nous donne les dernières nouvelles de l’homme qui « entre dans le soir de sa vie comme dans un pays étranger. Les gares y sont plus petites et plus rares ». Mais il n’y a pas que ça. À ses yeux l’homme est – et demeure – un animal. Aussi, tel Noé, Vialatte n’hésite jamais à peupler son arche de tout un bestiaire qui, par d’autres voies, parle de nous et de l’éléphant. L’éléphant qui, selon lui, « se compose en gros d’une trompe, qui lui sert à se doucher, d’ivoire, dont on fait des statuettes, et de quatre pieds, dont on tire des porte-parapluie. Dieu l’a fait gris, dit Bernardin de Saint-Pierre, pour qu’on ne le confonde pas avec la fraise des bois ». Comme dit l’autre : l’éléphant est considérable. L’homme aussi.
Et s’il y en a un qui a eu de la chance, c’est bien Frantz Kafka. Marthe Robert s’est chargée du journal et Vialatte a traduit les œuvres romanesques. Grâce à lui, le sarcasme, l’humour, la noire fantaisie de l’auteur de La Métamorphose ont été merveilleusement rendus comme Edgar Poe a été magnifié grâce à Charles Baudelaire. Les germanistes qui ont repris les traductions de Vialatte tombées dans le domaine public ont certainement ici ou là corrigé une erreur, un contresens, une exagération mais leur prose, pour être au plus près du texte d’origine, est si totalement plate, si totalement d’un gris bitumeux qu’elle mériterait qu’on leur fasse un procès. Avec Vialatte, Kafka (qui riait en lisant ses textes), retrouve l’éclat du rire, l’envol de l’imaginaire, la suprême ironie du philosophe pour qui « l’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau ».
Vialatte est inestimable.
Mais Vialatte est dangereux. Surtout pour les écrivains. Sa prose est si singulière, son regard si perspicace (« L’escargot est naturellement héroïque : l’escargot ne recule jamais ») qu’il a tendance à vampiriser ses collègues, à leur sucer l’encre dans le sang, les condamnant à écrire comme lui. À faire « du Vialatte ».
Ce qui n’est pas convenable.
L’Auvergne qui...
Dossier
Alexandre Vialatte
Vialatte, l’inestimable
juillet 2017 | Le Matricule des Anges n°185
Un auteur