Comme une délicate explosion » : tel est le titre de l’introduction de Véronique Ovaldé, laquelle décortique délicatement l’univers plein de charme violent et de grotesque tragique de Laura Kasischke. Voici quinze nouvelles pour apprécier au plus près « sa délicatesse de ballerine et sa précision de médecin légiste », qui tout en rappelant son œuvre poétique et romanesque, s’affinent avec ce nouveau format. Ses admirateurs retrouveront ici les thématiques chères à Laura Kasischke, qui déballe l’histoire de familles disloquées, de filiations cruelles et de banlieues sordides. Le souffle mystérieux voire surnaturel qui plane sur l’ensemble achève d’apparenter Si un inconnu vous aborde à l’Esprit d’hiver ou encore aux Revenants.
L’univers de Laura Kasischke est empreint d’un malaise que rien ne semble pouvoir chasser. La première nouvelle, « Mona », s’inscrit d’emblée dans ce registre étrangement inquiétant : une mère protectrice et solitaire (puisque le « papa chéri avait pris la poudre d’escampette, était sorti du champ »), en fouillant dans les affaires de sa fille afin d’y confisquer des préservatifs ou bien du shit, tombe sur… un cœur sanguinolent. Devant cette découverte horrifiante, le lecteur est laissé à lui-même. Toutes les pistes d’interprétation sont dégagées, de la farce la plus grotesque au crime le plus sordide. Telle apparaît être la technique de Laura Kasischke : décrire une situation très banale, la fouiller, l’essorer, jusqu’à la faire imploser. Les couples sont ainsi, malgré leurs très belles apparences, souvent bancals. L’exemple parfait est sans doute celui que formaient jadis Melody et Tony Harman (« Melody »), lequel, après s’être fait chasser de chez lui, s’apprête à retrouver sa maison le temps de l’anniversaire de sa fille. Et, derrière cet homme abandonné, qui repère en quelques minutes une rayure sur la table de salon et Le Divorce à l’amiable planqué parmi les livres de cuisine, c’est toute l’injustice et la tristesse du monde qui crient. De fait, pourquoi la séparation et la destruction sont-elles si simples ? « Ne devrait-il pas y avoir une espèce de rituel avec marche interminable sur charbons ardents sous le regard des anciens invités au mariage, invités qui pleureraient et lanceraient des pierres sur le dos dénudé des divorcés » ?
Décrire notre société, avec ses travers (surconsommation, accidents de la route, enfants gâtés) et ses beautés (vies reconstruites, amours impérissables, intérieurs bien rangés), est une mission tout sauf harmonieuse. Au cœur de ce mélange de gâteaux d’anniversaire en forme de vagin, d’enfances gâchées, d’assassinats verbaux, une constante demeure : la complexité sans cesse réaffirmée des rapports humains. Que ce soient les tensions entre un père et sa fille (« Tu vas mourir »), l’alchimie inexplicable d’une rencontre hasardeuse (« Si un inconnu vous aborde pour vous demander de transporter un objet à bord d’un avion ») ou encore la jalousie pure et simple entre richesse et pauvreté (« La saisie »), tout se questionne et se décortique. Réfractée tout au long de ces quinze histoires, la banlieue américaine moyenne qui fait ses courses le samedi matin et organise de grandes fêtes arrosées de hot-dogs industriels est une sorte de cauchemar qu’il faudrait à tout prix fuir. Les traumatismes, les trahisons et les incidents hantent chacun des personnages, malgré « ces vœux humbles et pleins d’espoir que les gens forment pour traverser la vie intacts ». Personne n’est à l’abri d’être découpé en morceaux par sa moitié, d’écraser malgré lui un pigeon, de déclencher un incendie aux conséquences dramatiques : autant de drames que Laura Kasischke traite avec une préoccupation égale, et qui soulèvent à eux seuls des cataclysmes inimaginables. Puisqu’il suffit souvent d’une seule irrégularité, d’un seul mot, pour tout mettre à terre. Prenons un client qui déclarerait tout haut que la file d’attente est un enfer, et cette femme à côté, qui « aurait envie d’expliquer à cet homme à quoi ressemble vraiment l’enfer, que l’enfer peut être une fête dans votre jardin une semaine après que votre mari a renversé un enfant à vélo, deux jours après que ledit enfant a été débranché des machines qui le maintenaient en vie » (« Ça doit être comme ça, en Enfer »). Ou bien cette petite fille insultée de « teubée », pour laquelle le monde est désormais « comme une compétition entre le paradis et la terre ».
C’est bien cette perpétuelle oscillation entre naïveté et cruauté, entre beauté et laideur, entre bonheur et horreur, qui fascine tant dans l’univers de Laura Kasischke. Une hésitation inconfortable qu’illustre parfaitement la photographie de couverture, signée Gregory Crewdson, qui penche d’un côté comme de l’autre, « comme si le paradis avait la moindre chance de gagner »…
Camille Cloarec
Si un inconnu vous aborde, de Laura Kasischke,
traduit de l’américain par Céline Leroy,
Page à page, 190 p., 18 €
Domaine étranger American nightmares
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Camille Cloarec
Publié aux États-Unis en 2013, l’unique recueil de nouvelles de Laura Kasischke est un régal explosif d’ambiguïtés et de catastrophes.
Un livre
American nightmares
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.