Au commencement des Précédents, il y a trois textes publiés séparément au fil du temps par Jérôme Meizoz, entre 2003 et 2014. Les réunir dans une trilogie a du sens, et d’abord celui d’une même inspiration rétrospective. Jours rouges brosse la silhouette du grand-père de l’auteur, notamment à travers son engagement syndical en Valais, canton du sud-ouest de la Suisse, dans la première moitié du XXe siècle ; Père et passe évoque avec fébrilité la figure paternelle ; Temps mort, enfin, exhume, documents de l’intéressée à l’appui, la jeunesse d’une tante ardente militante catholique. Des portraits de famille, donc, qui « mettent aux prises un (auto)-biographe avec des proches parents ». La réussite de l’écrivain suisse, 50 ans aujourd’hui, est d’être parvenu à incarner les impensés et les implications psychologiques d’une époque à travers chaque « parcours de vie ». Ce faisant, Les Précédents constitue une merveille d’intelligence sensible sur un terrain de plus en plus fréquenté par les écrivains (et les historiens), autrement dit cette articulation entre l’individu et le collectif.
Entre roman familial et critique socio-historique, le travail de reconstitution effectué par Meizoz, l’imagination suppléant aux témoignages forcément partiaux et aux documents toujours partiels, s’élargit à sa propre personne. L’enquête généalogique l’oblige régulièrement à questionner en lui la mise en forme de la mémoire et sa nature, disons, génétique : « De quoi nous sommes porteurs, sans le savoir ! Comme si nos organes étaient griffonnés, estampillés, empreints d’actes antérieurs qui se prolongent en eux », écrit l’auteur dans le texte consacré à son grand-père Paul Meizoz (1905-1988). Construit en fragments, il traverse surtout les années 20-30, inscrivant « une vie minuscule », comme dit Meizoz citant Pierre Michon, dans l’histoire d’un mouvement ouvrier qui, regrette-t-il, est très peu présent dans « la mémoire littéraire ». Là encore sous forme « d’éclats », de flashs, le texte que Jérôme Meizoz écrit sur son père, redoutant sa disparition prochaine, est le plus poignant des trois. Avec pudeur, le fils tente de s’approcher au plus près de ce « grand fauve éteint », de celui qui le précède immédiatement dans la chaîne des générations. Il consigne des scènes, devine des silences, ravive des souvenirs, et le lecteur assiste à cette impuissance sentimentale qui, souvent, existe entre père et fils. Elle est touchante, la maladresse affective de ces deux hommes, qui neutralise toute intimité partagée, « tout ce qui vibre, fleurit, déchire ».
Introduite par Annie Ernaux, la dernière partie retrace la vie de Laurette, la tante, à l’époque où, entre 17 et 25 ans, elle officiait avec une foi apparemment inépuisable au sein de la Jeunesse agricole catholique. « Il rend sensible le mystère des vies, nos vies, qui nous appartiennent moins qu’on le pense, façonnées qu’elles sont par les institutions et les croyances du temps », écrit Ernaux à propos de ce récit montrant une femme qui est le jouet, innocent ou consentant on ne sait trop, d’un temps, la décennie d’avant la Deuxième guerre, dont il ne reste plus rien, sinon de vieux papiers dans la poussière des greniers.
Anthony Dufraisse
Les Précédents, de Jérôme Meizoz,
Éditions d’en bas, 200 pages, 12 €
Domaine français Portraits de famille
novembre 2017 | Le Matricule des Anges n°188
| par
Anthony Dufraisse
Quand le récit généalogique se mêle à une critique socio-historique.
Un livre
Portraits de famille
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°188
, novembre 2017.