Ce n’est pas dans les HLM d’East Harlem où il est considéré de tous que s’ouvre le roman, mais à Brooklyn, dans un squat de junkies. Tuff, 150 kg, n’en revient toujours pas d’être en vie, de n’avoir pris aucune balle lors de la fusillade qui a décimé tous ses partenaires. Ce miracle, il le doit au fait de s’être évanoui lorsque ça a commencé à tirer, au fait de s’être lamentablement retrouvé « au tapis, aussi K.O. qu’un Blanc catégorie poids lourds sur un ring de boxe et, tout comme ce Blanc, une honte de sa race ». Ébranlé, Tuff décide qu’à 22 ans, il est temps de se ranger. Avec Yolanda, sa femme, qu’il a séduite par la monstruosité de sa commande alors qu’elle était caissière au Burger King, et sa bande de potes, Tuff passe ses journées au pied de son immeuble, à boire bière sur bière, à fumer pétard sur pétard, en se demandant comment un Noir du ghetto peut gagner sa vie honnêtement. Alors que Fariq, l’estropié déjanté, et les autres prévoient de préparer un braquage, Tuff voit sa vie basculer avec l’arrivée dans sa rue d’une Mustang rutilante de 1966 pilotée par Spencer, un rabbin afro-américain athée, kipa et dreadlocks au vent. Ce dernier devient son Grand Frère et lui propose de se présenter à l’élection au conseil municipal. Or, s’il y a bien quelque chose que Tuff n’a pas, c’est de conscience politique. Lui qui pense que le Che, Zapata et Gandhi ont « davantage des noms de footballeurs que de révolutionnaires », lui qui a subi l’engagement de son « nègre de carrière de père » chez les Black Panthers finit par accepter quand il apprend que « le crime et la politique rapportent plus ou moins la même chose ». Son programme est simple : « Avec lui, East Harlem serait une Shangri-la d’herbe humide, de bière fraîche et de sauce à tacos savoureuse. » La campagne de terrain délirante qui s’ensuit permet à Paul Beatty d’exercer tout son art.
Il est difficile de lire Tuff sans penser au Céline de Guignol’s band. Beatty aime en effet varier les registres de langue, passant naturellement de l’oralité la plus truculente à l’écriture la plus soutenue. Il aime le grotesque, la farce, dénonçant avec un humour forcené la bien-pensance et tous les racismes, celui des Blancs envers les Noirs, des Noirs envers les Latinos, des musulmans envers les juifs – et inversement, des uns et des autres envers les gays et de tous envers les gros qui, comme le remarque Tuff, sont au cinéma toujours les meilleurs amis de la star du film et se font immanquablement buter, contrairement aux chiens, bien mieux considérés, qui, eux, s’en sortent toujours quand bien même tous les personnages meurent. Si donc, on retrouve dans ce roman tout le talent de Paul Beatty (American prophet, Slumberland) on peut cependant regretter quelques longueurs, des chapitres qui peuvent être drôles par eux-mêmes, mais qui n’apportent pas grand-chose à l’économie de l’ensemble.
Éric Bonnargent
Tuff, de Paul Beatty, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru,
Cambourakis. 354 pages, 24 €
Domaine étranger Harlem Shuffle
janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189
| par
Eric Bonnargent
Paul Beatty met en scène la drolatique trajectoire d’un caïd qui va se lancer malgré lui dans la politique.
Un livre
Harlem Shuffle
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°189
, janvier 2018.