De prime abord, cela s’apparente à un carnet de voyage : des lieux qui défilent (souvent accompagnés d’une date), certains exotiques (Palenqué, le genre d’endroit où l’on « oublie tout », le Rio Usamancinta, frontière naturelle entre le Mexique et le Guatemala), et d’autres moins. Des moyens de transport : tour à tour avion, Land Rover, bateau et train. Des notations prises sur le vif. Parfois d’une grande beauté, au plus loin des chromos dont le genre est pourtant friand : « Encore la chaleur bleue au-dessus de la mer – comme hier à la même heure, midi, les vagues plates, qui se brisent à peine, s’écoulent en écume, puis le clapotis sur les galets, silence, jusqu’à ce que cela se répète. »
Ce ne serait qu’un carnet de voyage (d’ailleurs plutôt réussi) si d’emblée le hasard (ou le destin, ou la fatalité, mettez là-dessus le mot qui vous plaira) n’avait installé Walter Faber, narrateur et antihéros de ce roman, aux côtés d’Herbert, un Allemand de Düsseldorf, dans un avion en partance pour Mexico-City. Le hasard jouant ici au démiurge, cet Herbert se trouve être le frère de Joachim, un ami que le Suisse Faber n’a pas revu depuis vingt ans. Mieux encore : ce passager providentiel projette justement de lui rendre visite dans sa plantation au Guatemala. Leur Super-constellation étant contraint à un atterrissage forcé dans la Sierra Madre orientale, c’est dans le désert de Tamaulipas, au cours d’une escale surprise de 85 heures, que les deux hommes sympathisent, ce qui est une façon de parler puisqu’ils passent le plus clair de leur temps à jouer aux échecs, jeu que Faber apprécie car « pendant des heures, on peut se passer de parler. On n’est même pas tenu d’écouter l’autre. On regarde l’échiquier, et il n’est nullement impoli de ne pas manifester l’envie de faire plus ample connaissance, mais de fixer toute son attention sur le jeu ».
Pour Faber, la tentation néanmoins est trop forte. Le voici qui emboîte le pas d’Herbert, faisant escale à Palenqué avant d’atteindre le pays des urubus, où il découvre que Joachim s’est donné la mort. De retour à New York quelques jours plus tard, il retrouve Ivy, une des trois femmes qui peuplent ce roman. Des retrouvailles qui tombent mal, Faber ayant décidé de rompre. Pour pouvoir la fuir, il embarque à bord du premier bateau venu. Direction le Vieux Continent. Et c’est précisément sur ce navire que notre homme fait « une innocente rencontre de voyage » en la personne de Sabeth. Avec sa jeunesse (trente ans les séparent), elle pourrait être sa fille… Ce qu’elle est réellement, sa mère (Hanna, ex-épouse de Joachim !) lui ayant caché la naissance de leur enfant. Sans rien savoir du caractère incestueux de leur relation, ils se séduisent l’un l’autre et parcourent ensemble l’Italie, où la jeune femme visite tout ce que le pays compte de monuments, cependant que Faber regarde « les routes, les ponts, la nouvelle Fiat, la nouvelle gare de Rome, la nouvelle automotrice Rapido, la nouvelle Olivetti ». Les amoureux se retrouvent ensuite en Grèce, où leur histoire tourne court, Sabeth mourant brusquement, laissant Faber aux côtés d’Hanna, qui fut pour lui un amour de jeunesse (il l’a fréquentée à Zurich en 1933-1935, avant que sa demi-judéité ne l’ait contrainte à s’exiler à Paris)…
Comme Faber le concède lui-même, cela « aurait aussi bien pu se passer tout autrement ». Ou ne pas se passer du tout, si les lois de la probabilité avaient été respectées.
Sous-titré « Un rapport » (il en a la froideur médicale), ce roman publié en 1957 progresse au gré de coïncidences improbables. Que le hasard préside à ce point au développement d’une intrigue et à la destinée d’un homme est une prouesse qui fait de Homo faber une sorte de roman limite. D’autant que le narrateur dit à qui veut l’entendre qu’il ne croit pas à la fatalité. Pour ce scientifique chargé de mission auprès de l’Unesco (il est attaché à l’assistance technique aux pays sous-développés), pour ce globe-trotter d’un genre particulier (rarement séduit par le pittoresque des lieux qu’il traverse), il n’est de réalité que technique. Tout juste reconnaît-il que sans certaines contingences il n’aurait « pas pris le bateau, tout au moins pas le bateau que prit Sabeth », et qu’ils ne se seraient jamais rencontrés, lui et sa fille. Seulement, des contingences, dans ces pages, il y en a. Et c’est tant mieux pour le lecteur, qui s’offre avec ce roman une lecture dérangeante. Quelque chose comme une épreuve, dont il ne sort pas vraiment indemne. De quoi lui faire croire par exemple que « le monde est petit ». Et que nul n’échappe à son destin.
Didier Garcia
Homo Faber, de Max Frisch
Traduit de l’allemand par Philippe Pilliod
Folio, 256 pages, 7,20 €
Intemporels Jeux de hasard
janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189
| par
Didier Garcia
Homo Faber du Suisse Max Frisch (1911-1991), ou le portrait d’un ingénieur dont la vie ressemble à une série de coïncidences.
Un livre
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Le Matricule des Anges n°189
, janvier 2018.