Il était une fois une ville où vivaient des aveugles. Tous naissaient aveugles. Un jour, les yeux d’un enfant se sont ouverts. Le petit regarde ce qui l’entoure. Lui seul voit la réalité. Les hommes prirent peur, effrayés par cette subite maladie, effrayés qu’une épidémie ne les transforme à jamais. Alors, les hommes tuèrent l’enfant. Lecteur, reprend ton souffle. « Ici, on lynche ceux qui ouvrent les yeux », ceux qui fondent des rêves. Ici, c’est Istanbul, « une ville qui a commis de grands péchés ».
Cette parabole de la cécité n’est ni la plus oppressante ni la plus dérangeante de Maudit soit l’espoir, un roman inouï signé Burhan Sönmez. Kurde écrivant en turc, malmené, c’est peu dire, par le régime d’Ankara, l’auteur nous emmène sous hautes tensions, dans un voyage au bout de l’enfer, au bout de la littérature. Il rend magique le chaos en inventant une lumière (au cinéma, on dirait une poursuite) scindant net le côté obscur de l’humanité.
Dehors, la ville aux mille fureurs, Istanbul la dingue. Dedans, sous terre, les geôles. Des cellules où s’entassent des hommes, des femmes. De leurs crimes, Burhan Sönmez en dit peu, l’évidence est là qui a pour nom dictature. Pire que la rébellion, la résistance active, il est d’autres crimes : rêver, imaginer un monde meilleur, faire rimer liberté et fraternité. De pauvres mots pour d’immenses désirs.
Jour, nuit, jour, nuit, le temps n’existe plus. Les quatre occupants de la cellule numéro 40 attendent leur tour en salle de torture. Pour conjurer l’effroi, tromper l’angoisse, ils font un pacte : se parler, oui, mais que chacun garde ses secrets. Car sous la torture, qui peut jurer de ne pas trahir ses compagnons ? « Ici, nous sommes aux mains de la souffrance, dans les bras de la mort. Prenons soin mutuellement de nos plaies. Ici, nous sommes au stade le plus primaire de l’humain, celui de l’homme qui souffre. »
Alors, chacun parle, raconte aux autres des histoires, belles ou cruelles, vraies ou fausses, qu’importe. La prison est le lieu où ils se révèlent tous des amoureux de la langue. Ils construisent des récits riches d’espiègleries qui s’emboîtent, se déboîtent. Ils lâchent des anecdotes, des blagues. Ils s’imaginent face au Bosphore buvant du raki et succombent à des fous rires. Le mensonge, l’imaginaire comme seule bouée de sauvetage.
Roman politique et tout autant œuvre poétique et philosophique, Maudit soit l’espoir soumet le lecteur à un rythme effréné (celui propre au thriller) alors qu’il nous oblige à sonder le sens de la vie, à entretenir cet « amour immodéré des questions plutôt que des réponses », à nous méfier du péremptoire, à tirer notre force de l’équivoque.
Servi par une langue et une traduction phosphorescentes, Istanbul Istanbul est devenu en français Maudit soit l’espoir. Un titre extrême, enragé comme on les aime, une sorte de contresens pourtant, car sous la plume de Burhan Sönmez, tous les espoirs sont permis. Martine Laval
Maudit soit l’espoir, de Burhan Sönmez
Traduit du turc par Madeleine Zicavo, Gallimard, 288 p., 21,50 €
Zoom La grande évasion
février 2018 | Le Matricule des Anges n°190
| par
Martine Laval
Une cellule de prison. Quatre hommes. Pour conjurer la mort, ils s’inventent des histoires. Maudit soit l’espoir de l’écrivain kurde est un huis clos infernal.
Un livre
La grande évasion
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°190
, février 2018.