Quand, en 1920, paraît Jésus-Christ Rastaquouère – après Poésies Ron-ron et Pensées sans langage qui datent de 1919, Francis Picabia (1879-1953) a 41 ans. Il est peintre et écrivain. Un peintre qui a alterné les styles et les manières – impressionnisme, cubisme, futurisme, abstraction… – avant de décréter l’inutilité de l’art et de se lancer, avec son ami Marcel Duchamp, dans une entreprise systématique de négation de l’art et de la littérature, ou tout au moins de l’idée que tout le monde s’en faisait. Après Paris, il a vécu à New York, à Barcelone, en Suisse, où il a rencontré Tristan Tzara, qui veut en finir avec l’art et la littérature à travers un mouvement qu’il vient de baptiser d’un mot qui ne veut rien dire : Dada. De retour à Paris, Picabia va participer à toutes les manifestations dada, cette « bouffonnerie issue du néant » (Hugo Ball) qui veut saper les fondements culturels de ce qui a conduit aux massacres de la guerre 14-18. Et il va écrire ce qui est sans doute le grand texte de Dada.
Dédié « à toutes les jeunes filles », et composé de sept chapitres subdivisés en paragraphes titrés et apposés comme des accords musicaux, Jésus-Christ Rastaquouère est un livre qui met au pilori les concepts les plus sacrés, rit de tout, s’ingénie à faire sortir de ses gonds un monde considéré comme usé et miné par l’opportunisme et le sérieux. « La morale et le bon goût sont un vieux ménage. Ils ont pour enfants la bêtise et l’ennui. » Alors, le rastaquouère va jouer, jongler avec les idées, les principes, les sentiments. « L’amour est un contact infectant par envoûtement. » À coups d’aphorismes et de considérations sur l’art – « La peinture est faite pour les dentistes. » ; « L’art que j’aime est l’art des lâches. » – il s’agit de se moquer de l’intellectualisme en art, d’échapper à « la folie des hommes qui comprennent et expliquent », de se gausser d’un monde où « toutes les croyances sont des idées chauves », où les gens ne cherchent que l’émotion déjà éprouvée comme s’ils aimaient « à retrouver un vieux pantalon revenant du teinturier et qui semble neuf quand on n’y regarde pas de près ».
Au fil de phrases libérées – « Écrire sans prendre garde au sens des mots. » – autrement dit de phrases qui ne sont plus conditionnées ni liées par aucun sens conventionnel, c’est le plaisir de s’exprimer hors des formules apprises ou imposées, qui prévaut. Le plaisir de faire de la surprise et du scandale une façon d’être et de se manifester. « Je ne donne ma parole d’honneur que pour mentir. » « Le plus grand plaisir est de tricher, tricher, tricher, toujours tricher. (…) Tricher pour perdre, jamais pour gagner, car celui qui gagne se perd lui-même. » Un humour et une tournure d’esprit qui font de la dérision et du nihilisme une vérité en action démunie de toute prétention à être juste. « Moi, je me déguise en homme, pour n’être rien. » Feu d’artifice d’insolite et d’absurde – « Qui est avec moi est contre moi. » – Jésus-Christ Rastaquouère, qui était l’un des textes fétiche de Gainsbourg (« Celui qui n’a pas lu Jésus-Christ Rastaquouère, c’est vraiment le dernier des cons », aimait-il déclarer) est à l’image de Dada : « insaisissable / comme l’imperfection ».
Mais Picabia, fidèle à l’idée qu’il ne faut rien prendre au sérieux, se séparera dès l’année suivante « des Dadas », déclarant qu’« il faut être nomade, traverser les idées comme on traverse les pays et les villes. (…) Il faut coucher avec des mouettes, danser avec un boa, faire l’amour avec des héliotropes et se laver les pieds dans le vermillon. »
Richard Blin
Jésus-Christ Rastaquouère,
de Francis Picabia, Allia, 64 pages, 6,20 €
Histoire littéraire L’évangile d’un cannibale
Anti-philosophique, nihiliste, scandaleux à souhait, Jésus-Christ Rastaquouère, le chef-d’œuvre littéraire de Francis Picabia, reparaît. Peut-être le grand manifeste non-manifeste du mouvement Dada.