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Domaine étranger Voyage au bout de l’art

mai 2018 | Le Matricule des Anges n°193 | par Thierry Cecille

Une fois de plus László Krasznahorkai déroute – et passionne : voici un roman sans intrigue ni héros, une Odyssée immobile, une méditation mi-ironique mi-mystique.

Seiobo est descendue sur terre

Toute visite à l’Alhambra est une visite stupéfiante, car l’Alhambra nous invite à comprendre qu’on ne le comprendra jamais (…) que l’on n’est pas un visiteur mais une victime, la victime de l’Alhambra, même si l’on se sent honoré de pouvoir bénéficier de la splendeur de l’Alhambra, on se sent brimé, car tout nous oblige à prendre part à un rêve qui n’est pas le nôtre, et se trouver éveillé dans le rêve d’un autre est un fardeau monstrueux, mais on est également privilégié, car on peut voir quelque chose que généralement on n’est que vaguement autorisé à voir, ou pas du tout, on ne sait pas vraiment, toujours est-il qu’on peut voir le monde à l’instant de sa création, et bien entendu on ne comprend rien, comment pourrait-il en être autrement ? » Face à l’œuvre d’art, en effet, qu’il s’agisse d’un palais nasride ou d’une statue de Bouddha, d’un retable du Pérugin ou d’un sanctuaire japonais, nous sommes comme écartelés entre l’admiration et le désarroi, la joie et la déroute. Lázsló Krasznahorkai tente de rendre compte de cette expérience qui serait peut-être, sur le plan de l’existence, l’équivalent de ce que l’on désigne en philosophie par le terme d’aporie : une contradiction insoluble, une impasse.
Dix-sept chapitres, dix-sept chemins nous conduisent à la rencontre avec des artistes, par certains côtés semblables à nous, mais aussi, par leur génie, considérablement différents, comme surhumains. Chaque chapitre est alors composé d’un nombre inégal de ces phrases-paragraphes qui caractérisent l’écriture de Krasznahorkai, avec leur tempo si particulier, envoûtant, comme si le narrateur voulait nous capturer lentement dans sa toile. S’ajoute ici une érudition stupéfiante, un lexique à chaque fois adapté au domaine abordé, à l’expérience relatée – et l’on ne peut que saluer l’exploit d’une telle traduction, elle aussi coup de maître. Le ton, lui, par bonheur, varie et chaque chapitre constitue alors comme un exercice particulier, presque une ascèse, exigeant du lecteur d’accommoder sa lecture.
Nous suivons ainsi cet homme un peu déboussolé qui, à Barcelone, entre par hasard dans la Casa Milà de Gaudi et la juge « si gigantesque, si difforme ». Par hasard, de nouveau, il se retrouve face à une réplique de l’icône de la Trinité de Roublev et se persuade alors que les anges « sur le fond en or, encore plus flamboyant que sur les autres tableaux » sont « bien réels ». Le regard de ceux-ci, dès lors, le poursuit. Nous entendons ce conférencier quelque peu fanatique qui, dans un monologue à la Thomas Bernhard, tente de définir « l’essence de la musique » et la trouve dans la seule et unique musique baroque. Pour lui, en effet, « le baroque est une musique douloureuse, au plus profond du baroque il y a une profonde douleur, dans chaque accord, chaque aria, chaque récitatif, chaque choral, chaque madrigal, chaque fugue, chaque canon, chaque motet (…) il y a cette souffrance, même lorsque résonne à la surface une forme de triomphe, d’allégresse, d’exaltation ou de joie ». Monsieur Chaivagne, lui, est un simple gardien du musée du Louvre : depuis maintenant trente-deux ans, il veille sur la Vénus de Milo et, malgré les moqueries de ses collègues, pour lui ce n’est pas même « un travail mais une bénédiction, un cadeau inestimable ». Jour après jour, heure après heure, il admire sa « force de rébellion » : « car la grandeur avait disparu du monde des hommes, et il ne restait qu’elle, il ne restait de ce monde supérieur que cette Vénus, totalement abandonnée à elle-même ».
Tous les artistes que nous découvrons se consacrent, chacun à sa manière, à la quête de la beauté, tous tentent d’inventer un « regard  » qui puisse rencontrer le monde qui nous fait face, et lui donner forme.
Le plus beau chapitre est peut-être celui, plein d’une mélancolie discrète, d’une sagesse modeste, qui a pour titre « Zeami s’en va ». Hier célébré pour ses pièces de théâtre nô, le moine Zeami Motokiyo a déplu au nouveau shogun et doit s’exiler. « Petit vieillard fragile âgé de soixante-douze ans et déjà durement éprouvé par la vie », il affronte avec stoïcisme cette épreuve. Dans l’île de Sado, il médite sur le silence des coucous, « appelés ici hototogu » et qui, uniquement ici, demeurent muets, et il couche sur le papier des notes et des fragments de poèmes. Et lorsque la mort vient le prendre, il n’a pas achevé un masque dit « faiseur de pluie », un « obeshami » : « il cisela très minutieusement le front et les sourcils, travailla les yeux et l’arête du nez avec délicatesse et sensibilité, mais délaissa le reste, les ailes du nez, les oreilles, la bouche et le menton restèrent à l’état brut, comme si son intérêt s’était dissipé en cours de route, ou comme si, entre l’arête et les ailes du nez, ses pensées s’étaient mises à divaguer ».

Thierry Cecille

Seiobo est descendue sur terre, de László Krasznahorkai,
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly,
Cambourakis, 414 p., 25

Voyage au bout de l’art Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°193 , mai 2018.
LMDA papier n°193
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