Toshiki Okada est metteur en scène et écrivain, souvent récompensé au Japon aussi bien pour son théâtre que pour ses nouvelles. Régulièrement invité au Festival d’Automne à Paris, ses spectacles racontent le Japon d’aujourd’hui et pour cela il cherche à inventer une forme nouvelle, une forme qui puisse parler au présent en intégrant toutes les strates du passé. Dans Ailleurs et maintenant, texte commandé par la compagnie des Lucioles, il poursuit sa recherche en décortiquant différents aspects du théâtre, mettant en question les fondements même de son existence : « Par exemple, pendant cette tournée, je n’ai cessé de penser à la possibilité de créer une pièce dont les personnages n’apparaîtraient pas sur scène. Je ne parle pas d’une pièce sans acteurs, non, il y a bien des acteurs, simplement il n’y a pas de personnages. »
Le texte commence dans un Airbus A380 à destination de l’Australie où se rend le narrateur, Okada lui-même, pour animer un atelier. Pendant ce voyage, la pièce dont il est le metteur en scène continue de se jouer à Paris. À partir de là, l’auteur va développer toute sa problématique en dépliant petit à petit son quotidien, soulevant les questions au fur et à mesure qu’elles se présentent, associant les idées et les souvenirs. L’écriture suit le fonctionnement de sa pensée qui ne cesse d’aller et venir, de se projeter ou de se souvenir. Ainsi de la comparaison entre le Boeing 747 et l’Airbus A380 et de la rivalité commerciale entre les deux avions, de la fiabilité de la compagnie Air France, de la possibilité de perdre ses bagages dans les transferts d’aéroport, et donc de l’obligation pour les comédiens de garder avec eux en cabine leur costumes. S’ensuit une petite anecdote sur une comédienne à qui il a fallu acheter au dernier moment chez H & M une robe ressemblant à son costume, et donc se pose la question de savoir si le costume est important, si un autre peut faire l’affaire, si le public se rendra compte du changement pour finalement conclure que « les spectateurs pensent que c’est fait exprès et acceptent ça comme une réalité, voilà tout. » C’est comme si en parlant, en décrivant au plus juste et au plus simple l’instant présent, les quelques mots employés appelaient à leur tour une anecdote, une histoire, une précision, une question, tout cet ensemble de mots suscitant à son tour anecdotes, histoires, précisions et questions.
Mais qu’est-ce que le présent ? Qu’est-ce que cela veut dire, « être au présent » ? Car le comédien qui sur scène interprète ce texte, est au présent dans le théâtre dans lequel il joue, mais il est aussi au présent dans un avion en partance pour l’Australie en pensant au spectacle qui à Paris constitue le présent des comédiens qui l’interprètent ; présent bien évidemment très différent du présent de ceux qui au même instant ne sont pas dans ce théâtre mais dans la rue, ou dans un aéroport. Il y a beaucoup d’humour dans cette manière de prendre de la distance, de se choisir comme sujet même du texte, et de s’amuser des circonvolutions, des détours, des chicanes qu’emprunte souvent la pensée pour terminer parfois dans des impasses. De mêler des réflexions sur les Starbucks au Japon, le bruit des chasses d’eau dans les théâtres, les peurs relatives de mourir en voiture ou en avion, le ras-le-bol de voir ses pièces traitées de « très japonaises » et l’envie d’écrire une pièce sur la spiritualité.
Toshiki Okada nous embarque avec lui et nous suivons joyeusement sa déambulation mentale, ce monologue qui est tout aussi bien une autobiographie, un journal intime, le journal de bord d’une troupe en tournée ou un essai sur le théâtre. Il est tout cela à la fois, en plus d’être un texte de théâtre, fait pour être porté sur la scène. Après tout, le propre de la pensée n’est-il pas de voyager, et lorsque ce voyage intérieur se double d’un voyage dans l’espace, d’un voyage physique, alors l’écriture elle-même se fait récit de voyage, voyage au cœur même du théâtre, de cette fiction qui devient chaque soir réalité pour le spectateur. Et le texte s’achève en Australie, sur une immense panne d’électricité provoquée par une tempête : « Et j’ai profité de ce moment-là pour réfléchir et mettre en mots tout ce que je viens de vous dire. »
Patrick Gay-Bellile
Ailleurs et maintenant, de Toshiki Okada
Traduit du japonais par Corinne Atlan
Espaces 34, 88 pages, 14,60 €
Théâtre Le grand voyage de Toshiki Okada
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Patrick Gay Bellile
Quand la pensée déroule son fil et laisse comme une traînée d’avion dans le ciel.
Un livre
Le grand voyage de Toshiki Okada
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.