Décédé le 2 août 2014, le père de Jorge Volpi a été un éminent chirurgien qui « a consacré sa vie à ouvrir et à refermer des corps humains. À les réparer ou à les amender. À tout faire pour qu’ils guérissent et restent longtemps en vie. Davantage encore : son plus grand dévouement et sa plus grande satisfaction ont consisté à plonger les mains dans ces corps. » Pour lui rendre hommage, l’écrivain mexicain a construit un récit sous forme d’autopsie, chacune de ses parties, ou plutôt de ses leçons, s’intéressant à un organe particulier et par là même à un aspect de la personnalité de cet homme énigmatique. Volpi entretenait avec lui une relation si complexe qu’il n’a pu le pleurer et a refusé de voir une dernière fois « cet ensemble d’organes inertes qui reposait dans le crématorium », ce cadavre, donc, dont Aristote disait déjà qu’il n’était un « corps » que par homonymie. Imprégné d’un certain sentiment de culpabilité pour l’avoir abandonné, replié sur lui-même devant un téléviseur, les mains tremblotantes, désespéré, dans une maison de repos, ce récit tente de réparer l’impossibilité dans laquelle Volpi a été, de son vivant, de lui exprimer sa reconnaissance.
De la même façon que l’étude séparée des organes ne permet pas totalement de comprendre le fonctionnement de l’organisme dans son ensemble, les différents chapitres de ce livre ne permettent qu’une connaissance fragmentaire et lacunaire de cet homme, comme l’est toujours la connaissance de l’autre et a fortiori celle de nos parents, toute leur vie enfermés dans leur rôle d’éducateurs. Oscar Wilde disait qu’après avoir aimé leurs parents, les enfants les jugeaient et finissaient, parfois, par leur pardonner. Telle est la démarche de l’auteur qui montre que l’insupportable maniaquerie de son père qui avait ritualisé son quotidien à l’extrême était aussi à l’origine de son perfectionnisme, qu’il avait beau être de droite et quelque peu raciste envers les indigènes, au point de bannir la cuisine traditionnelle de son foyer, il était profondément attaché au service public, etc.
Examen de mon père n’est cependant pas qu’un récit intimiste : Volpi profite de l’analyse des traits de caractère de son père pour dériver vers des considérations plus générales et d’écrire de violents brûlots : contre l’Église et sa complaisance vis-à-vis de la pédophilie, contre le Mexique, cette « démocratie fictive ou imaginaire », gangrenée par la corruption de ses politiques et la violence des narcos, au point d’être devenue « un cimetière, un charnier de milliers de cadavres sans sépultures, et oubliés », ou encore contre le libéralisme effréné responsable de la montée en puissance des populismes, etc.
Examen de mon père est enfin un trésor d’érudition. Si ce récit est truffé de considérations sur la littérature, la peinture et la musique, il est aussi l’occasion de passionnantes digressions sur la médecine et son histoire, d’Hippocrate aux neurosciences. On apprend, par exemple, que les chirurgiens ont longtemps été méprisés et exclus de la confrérie des médecins pour être relégués dans celle des barbiers et des dentistes. On apprend aussi que les deux plus éminents médecins de la Renaissance, André Vésale et Ambroise Paré, se sont rencontrés en 1559 au chevet d’Henri II, mortellement blessé à l’œil au cours d’un tournoi. C’est d’ailleurs du De humani corporis fabrica de Vésale, le premier grand ouvrage d’anatomie moderne, que sont tirées la plupart des planches anatomiques illustrant Examen de mon père. Avec ce livre tout aussi vertigineux que les précédents, on espère que Jorge Volpi, pourtant l’un des meilleurs écrivains latino-américains de sa génération, parviendra enfin à susciter l’intérêt du lectorat français.
Éric Bonnargent
Examen de mon père, de Jorge Volpi
Traduit de l’espagnol (Mexique)
par Gabriel Iaculli, Seuil, 262 p., 21,50 €
Domaine étranger Autopsie d’un monde
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Eric Bonnargent
Après la disparition de son père, un homme avec lequel il n’était pas toujours d’accord, Jorge Volpi prend la plume pour lui rendre hommage.
Un livre
Autopsie d’un monde
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.