Yu Hua excelle dans l’art des longues nouvelles, emportant ses lecteurs dans des histoires simples, aux personnages privés de description physique ou de psychologie détaillée, aux cadres spatio-temporels souvent flous, à l’intrigue banale. Mais cette sobriété narrative n’est qu’une illusion. En effet, chacun des courts romans de Yu Hua (né en 1960) participe d’une totalité chatoyante, pétrie de thèmes récurrents et d’effets de style colorés. Ainsi, certains motifs, issus du récit traditionnel chinois et des modèles littéraires classiques, s’emmêlent les uns aux autres.
Le destin est au cœur des préoccupations du romancier. Ses protagonistes semblent tous en lutte avec ce que le hasard leur assigne, et cherchent à contrer comme ils le peuvent la fatalité. Un poète retrouve une lettre amoureuse et y répond, après quinze années de silence, comme si l’amour était une affaire de volonté (« Frisson »). Un homme est attaqué par un groupe de Japonais et décide de les conduire, au lieu de la ville qu’ils exigent, sur une île déserte où ils périront tous (« Mort d’un propriétaire foncier »). Ces actions, petites ou grandes, sont toutes dotées à leurs manières d’une dose d’héroïsme. Car les conditions de vie dépeintes par Yu Hua sont d’une adversité crasse. Les catastrophes naturelles guettent. Les rencontres, et plus particulièrement celle des Japonais, dont l’auteur dresse un portrait à charge, sont impitoyables. La vulgarité, ce fameux « langage de canard », semble être de mise en toutes circonstances.
Pourtant, chaque personnage tente de maîtriser ces éléments hostiles. Dongshan se force à se détacher de sa femme Luzhu (« Difficile d’échapper à son destin »). Un adolescent déjoue le complot qui se referme peu à peu sur lui (« L’affaire du 3 avril »). Pour ce faire, ils analysent l’un comme l’autre les signes qui leur sont envoyés. Une sombre prémonition survient lors de l’anniversaire du jeune homme – « il était entré dans la gare de ses dix-huit ans, une gare résonnant du son de l’harmonica ». Quant à Dongshan et Luzhu, « leur amour était envahi de mille-pattes ». Autant de signaux discrets mais irréparables, qui déchirent déjà leurs existences, et annoncent les terribles tragédies finales.
Yu Hua joue avec les contrastes. L’opposition entre détermination et instabilité fait ainsi écho aux métaphores tantôt poétiques, tantôt triviales. Des scènes humiliantes, comme celle du propriétaire foncier qui fait ses besoins dans la fosse d’aisances (« il avait bien un seau au pied de son lit mais il préférait se soulager en plein air comme les bestiaux »), se marient à des passages d’une délicatesse aussi fragile que la végétation qu’ils évoquent. Les fleurs et autres paysages idylliques surgissent au beau milieu de désastres. Un sismographe se remémore en ces termes l’horreur d’un tremblement de terre : « alors dans la vallée de sa mémoire le soleil d’autrefois commença à résonner et sur la mousse qui recouvrait le précipice surgit un rapide va-et-vient de lumière ». De même, le réalisme minutieux, qui touche aussi bien aux techniques de torture japonaise qu’aux apocalypses provoquées par les inondations, est adouci par des images d’une innocence toute esthétique. Peut-être est-ce lié à la double identité de l’auteur, dentiste avant d’être écrivain. Toujours est-il que la poésie s’unit au prosaïsme, et que ces cinq nouvelles, datant du début de sa carrière, dénoncent des abus terribles tout en glorifiant la vie. Un peu comme cette noce où les invités sont « rassemblés comme un tas d’ordures », l’œuvre de Yu Hua nous choie et nous agresse, éveillant nos sentiments les plus extrêmes – nous réveillant, tout simplement.
Camille Cloarec
Mort d’un propriétaire foncier et autres courts romans,
de Yu Hua, traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, 368 pages, 22,80 €
Domaine étranger Le poids du destin
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Camille Cloarec
Cinq courts romans de Yu Hua nous plongent dans un pays déchiré entre cruauté et lyrisme, sur fond de guerre sino-japonaise. Un univers à l’onirisme sombre et violent.
Un livre
Le poids du destin
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.