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Intemporels En eaux froides

juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195 | par Didier Garcia

Dans Racleurs d’océans, l’océanographe Anita Conti (1899-1997) évoque une campagne de pêche dans l’océan Arctique. Fascinant.

Racleurs d’océans

15 juillet 1952. Bienvenue à bord du Bois-Rosé, un navire qui dissimule derrière son nom plutôt poétique un chalutier destiné à la pêche à la morue, laquelle laquelle évolue dans les mers dont la température est proche de 0°C. À son bord : 500 000 litres de gasoil, 750 000 kilos de sel, un moteur diesel de 75 tonnes de métal développant 1300cv de puissance, des vivres pour soixante hommes et pour une durée de six mois. Tout cela serait presque banal si parmi tous ces hommes ne se trouvait cette seule femme, Anita Conti, venue là en mission pour « observer les moyens actuels de détection et de capture du poisson ; de transformation et d’utilisation de la masse totale capturée ».
Celle que l’on surnommera « la Dame de la mer » n’en était pas à son coup d’essai : elle avait navigué à bord de navires de la Royale et réalisé de longs séjours sur des chalutiers consacrés à la pêche hauturière.
Autant le dire d’emblée : ici on sera au plus loin de la villégiature en bateau et de la croisière de luxe. Dans ces pages, pas de destination qui fasse rêver : on évoluera entre Terre-Neuve et le Groenland, au cœur des mers polaires, en équilibre précaire au-dessus de bancs dont les noms ne diront rien à personne : Hamilton, Fiskaerness… Au menu pour l’ensemble de l’équipage : « un programme de travail sans pitié », autrement dit « pas de cinéma, pas de bistrot, pas de lecture, pas de radio musicale, récréative ou d’information, rien qui soit sous une forme quelconque loisir ».
C’est avec une rigueur toute scientifique qu’Anita Conti présente cette pêche : d’abord le chalut à larguer, pour le laisser s’installer par 200 mètres de profondeur, puis à remorquer pendant deux heures avant de pouvoir le relever et le vider sur le pont « en une ou plusieurs palanquées de 2 tonnes chacune, suivant le contenu total », et le refiler à la mer aussitôt vide. Une pêche dont la technicité impose à l’auteure de recourir à une langue qui jargonne : « Dans la coursive bâbord la bosse-cœur est prête sur la poupée de treuil, et son croc attend. On ceinture le gorget de l’animal et la bosse-cœur, à toute volée virée, tire le gorget qui se soulève et vient. En se soulevant, le poisson tassé dans le corps se tasse encore plus et tombe vers l’arrière dans le cul que l’on vient de vider. » (fort heureusement, on trouve regroupés en fin de volume « quelques termes ou formules d’usage courant à bord d’un chalutier de grande pêche »). Et Conti ne rechigne jamais devant les détails : 30 pages de notes pour quatre petites heures de pêche !
Le poisson une fois à bord, c’est une nouvelle étape qui commence, le Bois-Rosé se transformant soudain en une véritable machine à tuer. Interviennent alors ceux qui, tout au long de la campagne de pêche, répéteront des milliers de fois les mêmes gestes. Les ébreuilleurs par exemple, dont le travail consiste à arracher les « breuilles » des poissons, autrement dit à vider les morues les unes après les autres (entre 300 000 et 400 000 unités en 14 jours de pêche !). Ou les gogotiers, dont le quotidien se résume à ramasser des « gogos », les foies des morues dont on extrait ensuite la précieuse huile. Ou encore les saleurs, que l’on ne croise que dans la cale du navire, et qui vous évaluent à l’œil la quantité de sel idéale pour conserver chaque poisson (pas assez de sel et la morue pourrit, trop de sel et la voici qui brûle).
Publié en 1953, Racleurs d’océans est un carnet d’observations (plus qu’un journal de bord) entre lesquelles on sent parfois Anita Conti s’indigner du gaspillage qu’elle a sous les yeux et de la mort inutile des milliers d’indésirables pris dans les filets du morutier (de quoi nourrir sans frais ceux qui meurent de faim). Mais c’est surtout un livre rude, âpre, et bien souvent violent. À proprement parler, il y a quelque chose de fascinant dans ces notes qui entraînent le lecteur dans un monde refermé sur lui-même qu’il ne côtoiera probablement jamais. Quelque chose de fascinant à suivre ce huis clos d’un genre particulier, qui se joue de jour comme de nuit, et pour ainsi dire sans pauses (il faut travailler quand la mer rend le travail possible), sur une scène pleine en permanence de tripes et de têtes coupées. Quelque chose de fascinant enfin à côtoyer ces hommes qui ne se plaignent jamais malgré leurs conditions de vie particulièrement difficiles, chacun s’efforçant d’être un expert dans le domaine qui est le sien. Un univers très noir à l’intérieur duquel « la Dame de la mer » parvient toujours malgré tout à trouver de petites poches de lumière : « Notre boucherie industrielle navigue sur un lac de poésie. L’eau pâle et plate se moire d’un or profond ».

Didier Garcia

Racleurs d’océans, d’Anita Conti
Payot, 336 pages, 8,90

En eaux froides Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°195 , juillet 2018.
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