Elle traduit les silences qui parlent à l’intérieur des corps de celles qui veulent vivre à bout de souffle, Gwenaëlle Aubry. Des âmes-sœurs qui veulent être tout et rien à la fois, qui inventent leur destin, détestent la quotidienneté, provoquent les signes, ont soif d’intensité sauvage.
Elles sont quatre à qui Elisa a ouvert les portes de sa maison noyée dans les arbres et baptisée « La Folie ». Quatre qu’elle va héberger et qui, à tour de rôle, vont lui raconter leur histoire. Quatre qui ont dit non, qui ont un jour refusé de s’en laisser plus longtemps conter, quatre « folles » pour reprendre le terme dont la junte militaire qualifia les Mères qui, à Buenos Aires, tournaient en rond sur la place de Mai pour réclamer leurs « disparus ». Quatre qui, dans un monde qu’ensanglantent les attentats et qui se couvre de murs et de barbelés, ont décidé de se défaire des murs qui étaient en elles. Et chacune de dire comment et pourquoi elle en est venue à les abattre, à rouvrir tous ces mondes fermés.
Toutes – Emmy, une rock star anglaise, Irina, une sculptrice grecque, Sarah, une danseuse berlinoise et Ariane, une actrice française – ont fui et fait de l’excès la seule condition de leur existence. « Ce qu’elles veulent : des commencements. De grandes rafales de vie. » Toutes ont connu des états extrêmes et des déflagrations, l’appétit des autres et leur puissance de dévoration, la perte d’une chose chère et du bloc de temps, du bout de mémoire, du fragment symbolique qui lui étaient attachés. « Elles connaissent par cœur les recoins de la perte. » C’est dire que toutes ont connu la descente, la chute, l’égarement.
Devenues des bateaux ivres, elles ont rendu leur vie au danger, erré – chacune à leur façon – sur les lignes de fuite d’un absolu qui n’est que la quête d’un renouvellement de l’être. Laissant derrière elles les contraintes, les limites, les barrières, elles se sont comme envolées, leur manière à elles de faire un pied de nez à « l’étroite arène sociale », à tous les codes, aux allégeances, à la logique de guerre qui somme chacun de choisir son camp. « Elles ne veulent pas plaire (elles font tout pour déplaire) : juste être aimées, juste absolument aimées. Et alors se donner tout entières et tout droit. » Une forme de déliaison, une façon de marcher à contretemps qui met en lumière leur vrai visage. « Elles sont pleines de portes secrètes, de chambres noires, de cryptes, d’escaliers dérobés. » Un désajustement, une volonté de faire migrer les désirs les plus fous vers la vie, qui permettront, à la chanteuse, de vivre les « alternances de rage et de douleur » qu’elle cherchait depuis toujours ; à la sculptrice de comprendre qu’il ne faut pas construire mais « sculpter la démolition, donner forme à la destruction » ; à la danseuse, qu’elle cherchait la dépendance extatique, l’homme en lequel elle pourrait adorer sa perte ; à l’actrice de saisir que le théâtre peut être ce lieu de renversement où l’illusion devient réalité. Une chute qui ne pouvait que préparer le corps à des passions où vivre s’excède en jouir, et où se multiplient « ces instants souverains où les corps font sécession, opposent à la loi du monde le miracle de leur rencontre, l’insolence de leur don, et leur joie triomphale ».
C’est tout cela – la volupté soufrée de la perte, le fond ténébreux du désir, les bords incertains de nos abîmes intérieurs et leur imprévisible profondeur, la beauté convulsive de ces « filles de la fuite et de la perte » ainsi que leur continuelle aspiration vers quelque chose de toujours plus haut – que Gwenaëlle Aubry sait dire à merveille.
Richard Blin
La Folie Elisa, de Gwenaëlle Aubry
Mercure de France, 144 pages, 15 €
Domaine français Les fastes de la perte
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Richard Blin
Qu’elle sculpte, danse, chante ou joue, chacune des héroïnes de La Folie Elisa a rencontré son point de ravage avant d’en faire un point d’incandescence.
Un livre
Les fastes de la perte
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.